De nombreuses espèces animales et végétales ont été domestiquées à des fins alimentaires au début de l’Holocène, il y a environ 12 000 ans. La domestication est liée à l’extension de l’agriculture en remplacement de la chasse et de la cueillette 1. Aujourd’hui, la biomasse des animaux domestiques est estimée à 0,1 GtC, et dépasse largement la biomasse des humains (0,06 GtC) et celle des mammifères sauvages (0,007 GtC) 2. Les plantes, animaux et micro-organismes domestiqués nous sont indispensables pour nous nourrir mais sont également utilisés comme animaux de compagnie ou comme plantes d’ornement. Mais cette domestication massive n’est pas seulement positive. Par exemple, certaines lignées domestiquées puis retournées à l’état sauvage, comme le chat féral, peuvent devenir des menaces en se comportant comme des espèces exotiques envahissantes 3. Or, celles-ci sont l’une des cinq causes de l’extinction de la biodiversité 4. De plus, la baisse de la diversité engendrée par la sélection de certains phénotypes lors de la domestication est un facteur majeur d’augmentation des épidémies dans les populations domestiquées 5. Il apparait alors que la domestication a joué un rôle majeur dans la construction de notre société, mais comment s’est-elle faite ? Quels sont les mécanismes biologiques à l’origine de la sélection d’un certain type d’individus devenant animaux domestiques ?

Le syndrome de domestication

Qu’est-ce que la domestication ?

Dans le langage commun, le mot « domestication » est parfois utilisé comme synonyme d’apprivoisement ou de dressage, c’est-à-dire comme l’action de rendre plus docile un animal sauvage ou farouche. Cependant, en biologie, la domestication se définit comme « un processus de coévolution qui apparaît à partir d’une relation de mutualisme, dans lequel une espèce construit un environnement où elle contrôle activement la survie et la reproduction d’une autre espèce dans l’objectif d’obtenir d’elle des ressources et/ou des services » 6. Dans cette définition, nous pouvons souligner la notion de coévolution : la domestication représente donc une force évolutive, qui est à l’origine de différences génétiques entre les individus domestiqués et leurs homologues sauvages.

À noter également que cette définition n’exclut pas certaines formes de domestication moins instinctives. La domestication n’est ainsi pas un phénomène propre à Homo sapiens : d’autres animaux domestiquent également. Nous pouvons citer en exemple la tribu de fourmis Attini (de la famille des Formicidae) qui ont domestiqué certains champignons et les utilisent pour se nourrir 7. Nous devons également rappeler que différents règnes sont concernés par la domestication : les humains ont domestiqué des plantes, des animaux, des bactéries (par exemple : certains Lactobacillus pour la production de yaourt), des levures… Ici, nous nous intéresserons plus spécifiquement à la domestication des mammifères par les humains.

Déjà Jean de La Fontaine eut l’intuition de la domestication du chien. Dans sa fable Le loup et le chien 1, il ouvre la voie aux idées qui émergeront à l’ère de la génétique : le chien est un loup domestiqué. La domestication implique un contrôle de la survie et de la reproduction, donc une diminution de la liberté des animaux domestiqués. Nous devons noter que le chien appartient à la même espèce que le loup, Canis lupus : les individus loups et chiens peuvent se reproduire entre eux. La domestication n’aboutit pas nécessairement à une spéciation.

Les observations de Darwin

Darwin s’intéresse beaucoup à ce phénomène de domestication. Il fait en effet le parallèle entre la sélection naturelle, grande force de l’évolution, et la sélection par les éleveurs des espèces domestiquées. Il écrit en 1868 The Variation of Plants and Animals under Domestication 1. Il y décrit une série de traits morphologiques, physiologiques et comportementaux partagés par de nombreux mammifères domestiqués qui ne sont pas observés chez leurs parents sauvages. Il s’agit par exemple de changements de taille et de proportions corporelles (mâchoires, dents et oreilles plus petites, queues plus courtes), de tâches de dépigmentation, d’une maturité sexuelle plus précoce 2. Darwin remarque que ces traits ont été sélectionnés de façon récurrente chez différentes espèces domestiquées.

La mise en évidence d’un syndrome de domestication

Une longue expérience a été menée à partir de 1960 par une équipe russe avec une volonté de reproduire les premières domestications 3. Les chercheurs ont utilisé des renards argentés (une forme grise du renard roux, Vulpes vulpes) qu’ils ont sélectionné à chaque génération, en utilisant un critère de sélection uniquement comportemental : la capacité à se laisser approcher par l’humain, à ne pas avoir de réactions défensives lors de leur approche (docilité). Ils éliminaient ainsi à chaque génération les individus qui montraient des réactions d’agressivité ou de peur à l’approche des humains. En effet, ils partaient du principe que lors des premiers temps de la domestication d'une espèce, la sélection avait dû s’effectuer en premier lieu sur cette capacité à coexister avec les humains, c’est-à-dire à ne pas avoir de réactions de peur ou d’agressivité à l’approche de ceux-ci 4.

Ils ont observé une sélection extrêmement rapide : en quelques générations seulement, les renards ne présentent plus de comportement agressif ou de peur. On retrouve par ailleurs chez les individus domestiqués, entre autres, des traits morphologiques particuliers (dépigmentations, oreilles pendantes, altérations morphologiques du crâne) et une néoténie. Cette dernière correspond à une hétérochronie de développement caractérisée par un ralentissement du rythme de développement : bien qu’ayant une taille normale, les individus adultes gardent des traits juvéniles. Les niveaux de cortisol sanguins sont également plus bas chez les individus domestiqués, ainsi que les capacités de leurs glandes surrénales à produire du cortisol (hormone produite dans une situation de stress, voir plus bas).

La domestication, via la sélection sur la docilité, semble donc avoir pour conséquence l’émergence de particularités morphologiques, physiologiques et comportementales. Parmi ces traits, la diminution de la taille du cerveau chez les mammifères domestiqués 5 ainsi que des différences de proportions des différentes zones cérébrales sont bien documentées 6. Figurent également des changements de couleurs (dépigmentations), la réduction de la taille des dents, des changements de morphologie crânio-faciale (mâchoire plus petite, par exemple), des changements de formes d’oreilles (pendantes) et de queue (plus courte), des changements de niveau d’hormones (ACTH, cortisol), de concentration de différents neurotransmetteurs, ainsi que la persistance de comportements juvéniles à l'âge adulte. La combinaison de ces traits a été nommé « syndrome de domestication » 7. À noter qu’en tant que syndrome, il ne s’agit pas d’une association constante de tous ces signes, mais d’associations récurrentes d’une partie de ces signes 8.

Un chien domestique dont les oreilles pendantes constituent l'un des signes du syndrome de domestication.
Auteur(s)/Autrice(s) : Ruth Ellison Licence : CC-BY-SA Source : Flickr

Le « syndrome de domestication » exprime donc le fait que les mammifères domestiques possèdent une série de traits héritables inhabituels qui ne sont pas retrouvés chez les espèces sauvages dont ils sont issus. Certains de ces traits sont même partagés avec des oiseaux et des poissons domestiques. Le syndrome de domestication pourrait ainsi constituer un exemple d’évolution répétée, où des traits communs apparaissent chez des animaux issus de lignées indépendantes 1.

Nous devons tout de même souligner que seule l’expérience sur les renards évoquée plus haut a montré que l’émergence de ce syndrome est causée par une sélection sur la docilité. Or cette expérience est critiquée de par la présence de certains biais, en particulier la faible population étudiée et le fait que les renards dits « sauvages » étaient en fait issus d’anciens élevages 2. Il n'existe donc pas nécessairement un unique mécanisme menant à l'émergence de ce syndrome chez toutes les espèces de mammifères ayant été domestiquées.

La sélection sur la docilité

Les différents temps de la domestication

Plusieurs théories tentent d’expliquer les débuts de la domestication, qui a dû se faire de façon différente selon les espèces et les époques 3. On distingue par exemple les domestications initiées de façon commensale (des individus sauvages se rapprochent des humains pour utiliser leurs déchets comme sources alimentaires notamment, puis les humains commencent à en tirer des bénéfices également) et les domestications initiées par la volonté de gestion des ressources alimentaires par les humains (proies initialement chassées puis domestiquées). Cependant, quel que soit le mode initial de rapprochement entre les humains et les individus domestiqués, des mécanismes de sélection similaires ont dû s’opérer : les individus sélectionnés lors des premières étapes de domestication sont ceux qui sont adaptés à une coexistence avec les humains, c’est-à-dire les plus dociles 4. Puis dans un second temps, l’être humain a sélectionné différents caractères selon les espèces domestiquées. Par exemple, dans l’industrie laitière, la sélection porte en particulier sur la quantité de lait. Ainsi, la production de lait par vache a plus que quadruplé ces cent dernières années aux États-Unis 5. Ainsi il est possible de distinguer un premier phénomène de sélection comportementale commun à toutes les espèces domestiquées puis des sélections dépendantes des utilisations. La première phase de sélection, sur la docilité, pourrait expliquer l’émergence d’un phénotype commun entre les individus domestiqués.

Une sélection sur la docilité via les glandes surrénales

Les surrénales sont des glandes endocrines jouant différents rôles, dont la production d’hormones de stress. À court terme, les stimulations sympathiques permettent la production d’adrénaline, à plus long terme de glucocorticoïdes (cortisol notamment). Or, les surrénales des animaux domestiqués s’avèrent être plus petites et moins fonctionnelles que celles de leurs homologues sauvages 6.

Les premières étapes de la domestication pourraient donc s’expliquer par la sélection d’animaux dociles, se laissant approcher par l’être humain, du fait d’une production plus faible des hormones de stress. En sélectionnant des individus dociles, les humains auraient sélectionné des individus sur les caractéristiques de leurs glandes surrénales. Cependant, cela ne permet pas d’expliquer les autres caractéristiques du syndrome de domestication. Pourquoi alors ont émergé en parallèle de cette sélection cet ensemble de traits morphologiques, physiologiques et comportementaux ?

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Des défauts des cellules des crêtes neurales à l’origine du syndrome de domestication ?

Crêtes neurales et syndrome de domestication

Les cellules des crêtes neurales sont des cellules souches multipotentes, présentes chez les embryons de Vertébrés. Elles sont induites à partir du tube neural, subissent une transition épithélio-mésenchymateuse, émergent de la partie dorsale du tube neural, puis migrent ventralement pour donner des précurseurs cellulaires. Elles sont à l’origine notamment des ganglions du système nerveux sympathique et parasympathique, de la médullosurrénale, de la glande thyroïde, des mélanoblastes (précurseurs des mélanocytes, cellules pigmentées de la peau), des odontoblastes, de certains os et muscles de la face (Figure 2)…

Les crêtes neurales

(A) Embryologie des cellules des crêtes neurales (CCN). Les CCN (en vert) sont originaires des bordures de la plaque neurale (un épaississement du neurectoderme, en bleu), qui, lorsqu’elles se replient au cours de la neurulation, forment des « crêtes » entourant la gouttière neurale. Après l’invagination du neurectoderme, les cellules de la partie dorsale du tube neural se détachent (délamination) et commencent à migrer : ce sont les cellules des crêtes neurales.

(B) Les différents domaines de la crête neurale (CN) ainsi que leurs principaux dérivés.

Adapté de Simoes-Costa et coll., 2015 et de Knecht et coll., 2002

Auteur(s)/Autrice(s) : Thibault Lorin Licence : CC-BY-NC-SA
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Une hypothèse a émergé en 2014 1 et a depuis séduit par son explication unique de manifestations disparates du syndrome de domestication : la caractéristique qui unit ces différents traits serait leur connexion développementale avec les cellules des crêtes neurales. Wilkins propose ainsi que lors de la sélection sur la docilité, des mutations de gènes impliqués dans la formation, la migration ou la différenciation des cellules des crêtes neurales aient été sélectionnées. En effet, les crêtes neurales sont à l’origine de tissus et d’organes producteurs d’hormones et en particulier des glandes médullosurrénales. Des mutations des gènes liés au développement des crêtes neurales pourrait donc expliquer les changements hormonaux constatés chez les animaux domestiqués. Par ailleurs, les cellules des crêtes neurales étant également à l’origine d’autres types de cellules (mélanocytes, os de la face…), ces mutations auraient également pour conséquences les multiples changements phénotypiques constatés dans le syndrome de domestication 2.

L’argument des neurocristopathies

L’hypothèse du lien entre les caractéristiques du syndrome de domestication et une modification du développement des cellules des crêtes neurales 2 s’appuie notamment sur l’étude des neurocristopathies. Chez l’être humain, ces maladies sont dues à des défauts de prolifération, de migration et/ou de différenciation des cellules des crêtes neurales. Les auteurs font le parallèle entre les manifestations de ces maladies et les manifestations du syndrome de domestication pour évoquer un mécanisme commun de formation. Les patients atteints du syndrome de Mowat-Wilson présentent fréquemment une mutation du gène ZEB2 codant un facteur de transcription du même nom. Cette protéine est exprimée notamment dans les cellules des crêtes neurales, où elle semble nécessaire à l’initiation de la migration des cellules (expériences chez le xénope 3). Les patients atteints développent en conséquence de ce défaut de migration une microcéphalie, des anomalies de la mâchoire et des oreilles, un retard intellectuel, et il est également reporté que ces patients sont très souriants. Ces signes sont également retrouvés chez les animaux domestiqués, et semblent en faveur d’une explication du syndrome de domestication par des défauts de migration des cellules de la crête neurale.

Une hypothèse qui reste à vérifier

La comparaison des génomes d’espèces domestiquées et de leurs équivalents sauvages montrent une multitude de différences. La difficulté majeure est alors de trouver les différences initiales ayant permis l’émergence d’une lignée domestiquée et celles s’expliquant par les phases suivantes de domestication. L’accumulation de mutations pendant toute la durée de la domestication complique le travail de recherche. Des études ont mis en avant le fait que les principaux gènes exprimés différemment entre individus domestiques et sauvages étaient distincts selon les espèces, ce qui ne va pas dans le sens d’un mécanisme commun de domestication 4. Cependant une revue proposée par Wilkins 5, bien qu’insuffisante pour imputer une responsabilité à quelques gènes, met en avant des sélections de gènes impliqués dans le développement des cellules des crêtes neurales chez les individus domestiqués par différentes méthodes (par exemple en étudiant le ratio mutations non-synonymes/mutations synonymes) et chez différentes espèces. Mais Wilkins  5 définit ici les gènes impliqués dans le développement des cellules des crêtes neurales comme ceux « actifs et nécessaires au développement précoce des cellules des crêtes neurales ou ceux qui sont activés de façon distincte dans les lignées cellulaires dérivées des cellules des crêtes neurales ». Ceci représente un grand nombre de gènes ayant un grand nombre de fonctions. Des mutations dans ces gènes ne permettent donc pas d’affirmer que c’est le défaut de développement des cellules des crêtes neurales qui a abouti au syndrome de domestication, car ces gènes sont également exprimés dans d’autres cellules avec des rôles différents.6 Il n’y a donc pas de gène identifié de façon univoque ni de mécanisme causal identifié, mais simplement une hypothèse basée sur le lien entre les cellules issues des crêtes neurales et les différentes manifestations du syndrome.

L’hypothèse des changements de niveau d’hormones thyroïdiennes

Une autre hypothèse a été développée par Crockfold 7 et explique l’apparition du syndrome de domestication par des niveaux d’hormones thyroïdiennes plus élevés chez les individus domestiqués. Elle est fondée sur l’hypothèse que le syndrome de domestication est le reflet d’une néoténie, c’est-à-dire d’un maintien de caractères juvéniles à l’âge adulte. En effet, les hormones thyroïdiennes sont impliquées dans le développement et présentent des niveaux d’expression plus élevés chez les jeunes que chez les adultes. Le maintien de hauts niveaux hormonaux chez les individus domestiqués à un âge avancé pourrait expliquer la persistance de certains traits juvéniles, tels que la docilité ou les oreilles pendantes. Cependant, cette hypothèse n’a reçu que peu de supports depuis sa publication. En particulier, il n’a pas été retrouvé de mutations génétiques pouvant expliquer ces changements hormonaux 5. De plus, elle ne permet pas d’expliquer l’intégralité du phénotype (par exemple, l’apparition de tâches de dépigmentation).

L’hypothèse de la sélection via de nouveaux comportements de reproduction

D’autres chercheurs 8 proposent que l’apparition de traits communs émerge par des phénomènes modifiant les modalités de reproduction. En effet, plusieurs changements dans les modes de reproduction lors de la domestication pourraient influencer la sélection de certains phénotypes. Tout d’abord, la sélection artificielle modifie la sélection naturelle : les animaux sont sélectionnés pour leur docilité et donc la compétition entre les mâles pour l’accouplement n’est plus la même. Ainsi, sélectionner sur la docilité aurait également pour conséquence de changer la sélection d’autres caractères ayant une influence dans les comportements sociaux de reproduction. Ensuite, l’espèce humaine privilégie généralement les individus capables de produire une importante descendance, ce qui peut aboutir à sélectionner des femelles présentant des cycles ovariens plus fréquents. Enfin, il y a une sélection sur le comportement à l’encontre des humains. Les auteurs argumentent donc que via différents changements de modalités de reproduction, on viendrait à sélectionner un phénotype commun chez les animaux domestiques, sans nécessité d’un mécanisme génétique qualifié de « cryptique » (théorie des défauts des cellules des crêtes neurales). Ils soulignent en effet qu’il n’est pas nécessaire de rechercher une explication génétique universelle à un phénomène qui n’est pas totalement universel (seule la docilité est une caractéristique universelle des mammifères domestiques).

Conclusion

Les animaux domestiqués présentent de nombreuses ressemblances comportementales, physiologiques et morphologiques. La combinaison de ces particularités, absentes chez les homologues sauvages de ces animaux, est appelée syndrome de domestication. En 2014 a émergé une théorie selon laquelle des défauts, notamment de migration, des cellules des crêtes neurales seraient à l’origine de ce syndrome. Bien que cette théorie soit séduisante par son explication unique de manifestations variées, des preuves manquent pour pouvoir la confirmer ou l’infirmer. L’émergence de phénotypes semblables entre différentes espèces domestiquées demeure donc un phénomène inexpliqué. Par ailleurs, la réalité même du syndrome de domestication est remise en cause et d’autres théories se développent autour des notions de domestication.