Mais que se passe-t-il sur l’île Pleasant, en Alaska ? Une récente étude met en évidence un bouleversement des relations proies-prédateurs ces dernières années. En effet, depuis 2013, des loups ont colonisé l’île et y occupent une place de superprédateurs de l’écosystème. Dans un premier temps, ils se sont nourris des cerfs présents dans le milieu jusqu’à leur disparition quasi totale. Au lieu de fuir une zone dépourvue de ressources nutritives suffisantes pour un nouveau milieu plus favorable, les loups sont restés sur place et ont simplement… changé de proies, se tournant vers un prédateur de l’écosystème marin cette fois, les loutres !
Île Pleasant, Alaska. Un écosystème de 49 km² inhabité par l’être humain, mais peuplé de nombreuses espèces végétales et animales reliées entre elles par un réseau trophique riche et complexe. Aux nœuds de ce vaste réseau, certaines places sont occupées par des organismes particuliers, les superprédateurs. Les superprédateurs sont des animaux qui ne sont les proies d’aucune espèce animale une fois parvenus au stade adulte, comme les lions en milieu terrestre ou les orques en milieu marin. Ces prédateurs particuliers sont souvent caractérisés par une grande taille, un faible taux de reproduction et l’occupation d’un vaste territoire, au sein duquel ils participent à la régulation des effectifs des autres espèces.
Parmi les prédateurs de l’île Pleasant, les loutres de mer (Enhydra lutris) limitent la prolifération des oursins en milieu marin, et permettent ainsi le maintien des forêts de kelp, véritables pouponnières de la vie aquatique. À ce titre, elles constituent une espèce clé de voûte, c’est-à-dire une espèce dont la disparition engendrerait sur la dynamique de l’écosystème des conséquences disproportionnées au vu de son abondance. Les loups (Canis lupus), quant à eux, sont des superprédateurs terrestres se nourrissant quasiment exclusivement d’ongulés, leur ressource nutritive principale (en théorie !). Depuis la Préhistoire, de nombreux superprédateurs ont été éliminés par les humains en raison de la surpêche, de la chasse ou de la destruction de leurs habitats, entraînant la déstabilisation des réseaux trophiques. Leur protection est donc l’un des enjeux actuels majeurs de la préservation de la biodiversité.
Dans ce cadre, des loutres de mer (dans les années 2000) puis des loups (en 2013) ont été réintroduits sur l’île Pleasant, sur laquelle évoluaient déjà de nombreuses espèces telles les cerfs à queue noire (Odocoileus hemionus). L’arrivée des loups a été rapidement considérée par l’équipe de Taal Levi comme une opportunité d’étudier la mise en place de relations proies-prédateurs entre les espèces 1. Pour ce faire, les loups ont été suivis à l’aide de colliers GPS et, afin de caractériser leur régime alimentaire, leurs excréments ont été analysés grâce à un metabarcoding ADN2 et des analyses isotopiques (ratios δ13C et δ15N).
L’étude a été réalisée entre 2015 et 2020. La prédiction des chercheurs était que les loups consommeraient majoritairement leurs proies habituelles, les cerfs à queue noire, et qu’ils disparaîtraient ou quitteraient ensuite l’île, séparée du continent de 1,5 km seulement (distance aisément réalisée à la nage par cette espèce), de façon à coloniser un nouvel habitat riche en ongulés. De façon surprenante, une observation toute autre a été faite : après la disparition des quelque 200 cerfs en raison de la prédation et des conditions climatiques défavorables, les loups ont survécu, leur effectif augmentant régulièrement depuis 2018. Contrairement aux prévisions, ils n’ont pas fui, mais ont modifié leur régime alimentaire en direction d’un autre prédateur, les loutres de mer !
Entre 2015 et 2017, le régime alimentaire des loups était composé à 75 % de cerfs, illustrant une prise alimentaire classique d’un prédateur obligatoire d’ongulés. Les loutres de mer ne représentaient alors que 25 % des proies lupines. En 2017, une bascule a eu lieu : les loups ont commencé à se nourrir essentiellement de loutres de mer (57 % de leur alimentation), mais également d’autres mammifères marins et de poissons, les cerfs ne représentant plus qu’un « complément » (7 %).
L’augmentation de l’effectif des loutres de mer à partir des années 2000 a permis le chevauchement progressif des aires de répartition des loups et des loutres. La disponibilité permanente des loutres, à la fois spatialement et numériquement, est interprétée comme ayant permis le maintien des populations de loups, aptes à survivre et se reproduire malgré la disparition progressive de leurs anciennes proies principales à sabots. D’ailleurs, même dans les territoires proches de l’île Pleasant, pourtant encore riches en élans (Alces alces, également appelés orignaux en Amérique du Nord), les loups consomment également des mammifères marins en quantité non négligeable bien que minoritaire.
Ce changement de prise alimentaire principale est d’autant plus étonnant si on considère le milieu de vie des deux prédateurs concernés : les loutres passent l’essentiel de leur temps en mer, ne colonisant l’estran rocheux que pour se reposer. C’est durant ces temps de repos qu’elles sont les plus vulnérables à la prédation par les loups, car maladroites sur la terre ferme. La mise en place d’une relation de prédation importante entre loups et loutres de mer réalise donc un pont reliant les réseaux trophiques côtiers et terrestres de façon directe, ces liens entre écosystèmes étant majoritairement plutôt connus de façon indirecte (transport de nutriments de l’un à l’autre par des agents physiques par exemple). De prédateurs de haut niveau trophique, les loutres de mer sont devenues des ressources ayant un effet bottom-up sur les loups !
Des modifications comportementales chez les loutres, par exemple une augmentation du temps passé dans l’eau leur permettant de s’adapter à cette nouvelle menace, sont-elles à envisager ? La stratégie des loups, prenant le risque de se spécialiser sur une proie auparavant mineure qui peut quitter l’écosystème à tout moment, au lieu de migrer vers le continent afin de retrouver leur proie principale, est-elle pérenne ? L’étude se poursuit grâce au travail d’une doctorante sur place, et nous apportera peut-être bientôt de nouvelles informations sur le devenir à long-terme de cette modification comportementale des loups !