Dans les processus de radiations évolutives, la spéciation allopatrique est largement documentée et bien comprise. C’est un processus d’accumulation de divergences génétiques entre deux populations initiales qui mène à une « barrière » plus ou moins infranchissable puis à un isolement reproducteur. En revanche, pour la spéciation sympatrique (émergence d’espèces sœurs dans une même zone géographique) aucune séparation à long terme ne permet d’expliquer aisément l’isolement entre populations. Cela pose un problème que l’épigénétique pourrait contribuer à résoudre.
La spéciation est un processus pouvant se réaliser de plusieurs façons 1 et dont la compréhension nécessite de prendre en compte aussi bien le contexte spatial 2 que les contextes écologiques et génétiques 3. Les outils d’étude des processus épigénétiques apportent une nouvelle vision des premières étapes pouvant mener à une spéciation. Ainsi, une équipe cosmopolite de généticiens réunie autour de Grégoire Vernaz à l’Institut Gurdon de l’université de Cambridge a testé l’hypothèse qu’une méthylation des gènes impliqués dans des fonctions clés (métabolisme, communication) pouvait expliquer l’initiation de la spéciation en cours chez des poissons des grands lacs africains 4.
La méthylation de l’ADN passe par la fixation d’un groupement méthyle (–CH3) sur les bases azotées des nucléotides. Elle a une influence sur l’expression génétique en modifiant l’accessibilité à l’ADN des promoteurs lors de la transcription. Le profil de méthylation d’un individu (méthylome) est en grande partie héréditaire56, sensible aux conditions environnementales, et réversible.
L’étude a porté sur l’espèce Astatotilapia calliptera, un poisson cichlidé vivant dans le lac Masoko, en Tanzanie. Cette espèce présente deux écomorphes, c’est-à-dire deux types d’individus qui se distinguent par leur phénotype en fonction de leur milieu de vie. C’est ainsi qu’en fonction de la profondeur de leur habitat, les individus d’A. calliptera présentent une couleur et un régime alimentaire différents. Les individus vivant près de la surface se nourrissent des espèces qu’ils y trouvent et arborent une couleur jaune. En profondeur, les proies disponibles sont différentes et les individus d’A. calliptera sont bleus. Les différences génétiques entre les deux écomorphes, faibles mais existantes, ont permis d’estimer que leur divergence s’est produite il y a environ 1000 ans 7.
Les méthylomes hépatiques ont été comparés à l’échelle du génome entier pour les deux écomorphes du lac, ainsi qu’avec celui d’une population fluviale voisine dont les formes lacustres se sont séparées il y a environ 10 000 ans. Les différences observées entre les profils de méthylation des trois populations sont significatives, et corrélées aux niveaux de transcription de certains des gènes concernés, qu’il s’agisse de gènes impliqués dans le métabolisme des stéroïdes, dans la composition de l’hémoglobine, dans l’érythropoïèse ou encore de gènes associés au régime alimentaire. Par exemple, les gènes liés au transport du dioxygène sont davantage transcrits chez l’écomorphe benthique, ce qui est cohérent avec la plus faible teneur en gaz dissous au fond du lac.
L’équipe de chercheurs a testé la plasticité de la méthylation en fonction des conditions du milieu. Pour cela, les descendants d’individus sauvages des deux écomorphes ont été élevés dans les mêmes conditions de laboratoire. Les méthylomes des individus ne présentent alors pas de différences significatives, ce qui montre que la méthylation est influencée par les conditions du milieu et qu’elle est réversible.
La méthylation de gènes liés à des fonctions adaptatives pourrait donc bien permettre à des populations de diverger rapidement. Cette divergence étant en partie héréditaire, elle permettrait un premier isolement fonctionnel des populations et laisserait le temps à des divergences de séquences liées aux mutations de se mettre en place et d’asseoir génétiquement la spéciation.