Ce texte a été initialement publié à cette adresse le 8 mai 2023 sur Actualités scientifiques Prépas, le blog d'actualités de Patrick Pla, maître de conférences à l'université Paris Saclay. La version proposée ici a été adaptée pour Planet-Vie.

L’évolution de l’œil est un modèle classique pour comprendre l’évolution d’une structure complexe. L’œil a été pris en exemple par des créationnistes ou des partisans du « dessein intelligent » comme William Paley pour appuyer leur théorie qu’une structure aussi complexe ne peut provenir que de la Création par un Grand Horloger. Même Charles Darwin considérait que la complexité de l’œil était un défi pour sa théorie de l’évolution.

Depuis, de nombreuses découvertes ont permis de comprendre la progressivité de l’évolution des différents types d’yeux chez les animaux tout en soulignant leur homologie profonde, notamment par la présence généralisée de l’expression du gène eyeless/Pax6.

Des chercheurs californiens ont récemment publié dans Proceedings of the National Academy of Sciences une étude montrant qu’un mécanisme, dont ni Darwin ni encore moins Paley ne pouvaient soupçonner l’existence, a contribué à l’évolution de l’œil des Vertébrés : un transfert horizontal de gène bactérien 1 ! Les chercheurs ont activement recherché ce type d’évènements en comparant les génomes des Vertébrés et de clades proches et en isolant les gènes de Vertébrés qui n’avaient pas d’orthologues clairs chez les autres Deutérostomiens.

Parmi ces gènes, ils ont trouvé IRBP (pour Interphotoreceptor Retinoid-Binding Protein). Ce gène code une protéine qui est secrétée dans l’espace entre la rétine et l’épithélium pigmenté rétinien et qui permet le transport et le recyclage du rétinal tout-trans après absorption d’un photon en rétinal 11-cis prêt à être réutilisé dans les photorécepteurs (cônes et bâtonnets).

Rôle de IRBP dans le transport et le recyclage du rétinal entre les photorécepteurs (cônes et bâtonnets) et l’épithélium pigmenté rétinien
Auteur(s)/Autrice(s) : Kalluraya et coll., 2023, traduit par Pascal Combemorel Licence : Reproduit avec autorisation Source : PNAS

Dans tout l’arbre du vivant, les protéines les plus similaires à l’IRBP des Vertébrés sont une classe de protéines bactériennes appelées peptidases (similarité en acides aminés de 35 %). IRBP possède en fait 4 domaines dont la structure tridimensionnelle est très proche de celle des peptidases.

Comparaison de la peptidase bactérienne S41 avec des IRBP de Vertébrés

A. Comparaison de séquence entre les quatre domaines de l'IRBP humaine et la peptidase bactérienne S41.
B. Comparaison de la structure de l'IRBP bovine (déterminée par cryomicroscopie électronique, 7JTI) et de celle prédite par AlphaFold2 pour la peptidase bactérienne S41.

Auteur(s)/Autrice(s) : Kalluraya et coll., 2023, traduit et adapté par Pascal Combemorel Licence : Reproduit avec autorisation Source : PNAS

Les auteurs proposent qu’il y a un peu plus de 500 millions d’années, l’ancêtre commun des Vertébrés aurait acquis un des gènes codant cette famille de protéines par un transfert horizontal. Par la suite, une double duplication de la séquence codante aurait amené le gène à produire une protéine constituée de 4 domaines similaires (des mutations ponctuelles ont par la suite amené quelques différences entre les domaines). Le rôle des peptidases chez les bactéries est de recycler les protéines en les hydrolysant en acides aminés. Cette fonction a pu être conservée pendant un moment chez les ancêtres des Vertébrés, mais les mutations ont modifié la fonction d’IRBP et l’ont spécialisé dans le recyclage du rétinal. Notamment, la capacité de lyse des peptides a été perdue par la mutation des sérines nécessaires à cette fonction. La ressemblance entre la protéine IRBP des Vertébrés et celle des Bactéries pourrait également s’expliquer par une convergence évolutive mais celle-ci semble très peu probable d'après les modèles statistiques utilisés par les chercheurs.

Chez les Protostomiens tels que les Arthropodes, la vision repose aussi sur l’isomérisation du rétinal et son recyclage, mais ils n’ont pas d’IRBP. Le recyclage s’effectue dans les photorécepteurs eux-mêmes et non pas dans une autre couche de cellules comme chez les Vertébrés. On ne comprend pas encore bien quel est l’avantage pour ces derniers d’utiliser ce système de navette, mais il est clair que l’acquisition et l’évolution d’IRBP a joué un rôle essentiel dans l’émergence de l’originalité du mécanisme du recyclage du rétinal chez les Vertébrés.

Cet exemple souligne l’importance des transferts de gène horizontaux lors de l’évolution des animaux. D'autres exemples de transferts horizontaux peuvent être trouvés sur le site de SVT de l'académie de Lyon (transfert champignons → insectes) ainsi que sur la plate-forme Access de l'Institut français de l'éducation (transfert algue → limace de mer).