Contexte et émergence du concept

Pour se développer, les sociétés humaines agissent nécessairement sur leur environnement. Avec l’émergence des sociétés industrielles, ces besoins ont accéléré une dégradation généralisée de la biodiversité, en nombre d’espèces et en abondance, et des changements profonds du fonctionnement des écosystèmes (Figure 1). Les causes principales en sont la destruction des habitats pour l’agriculture ou l’urbanisation, la surexploitation (pêche et chasse), le changement climatique, diverses pollutions, dont celles aux pesticides, ou l’introduction d’espèces exotiques. Or, les sociétés humaines ne fonctionnent pas de façon autonome, ou avec les seules espèces qu’elles utilisent, mais sont inscrites dans des réseaux d’interactions complexes qui relient plus ou moins directement tous les êtres vivants entre eux (Figure 2). John Muir, écrivain et naturaliste américain du XIX siècle, disait de la nature : « When we try to pick out anything by itself, we find that it is bound fast by a thousand invisible cords that cannot be broken, to everything in the universe1 ». Souhaitant susciter une prise de conscience de cette dépendance des sociétés humaines aux systèmes naturels et à la biodiversité, mais également des conséquences économiques de la dégradation environnementale 234, les biologistes de la conservation ont proposé le concept de « service » dans les années 1960-70. Les décennies suivantes voient l’émergence des termes « ecosystem (ou ecological, ou environmental, ou nature's) services ».

La crise de la biodiversité en quelques chiffres

A. Pourcentage d’espèces menacées d’extinction dans plusieurs groupes taxonomiques bien connus.
B. Extinctions d’espèces de vertébrés depuis 1500. Dans le cas des reptiles et des poissons, les taux n’ont pas été évalués pour toutes les espèces.
C. Déclin de la survie depuis 1980 estimé à l’aide de l’indice Liste rouge. Une valeur de 1 signifie que toutes les espèces sont classées dans la catégorie « Préoccupation mineure » ; une valeur de zéro signifie que toutes les espèces sont classées dans la catégorie « Éteinte ».
Figure issue du Résumé à l’intention des décideurs du rapport de l’évaluation mondiale de l’IPBES de la biodiversité et des services écosystémiques (IPBES, 2019).

Auteur(s)/Autrice(s) : IPBES (2019): Summary for policymakers of the global assessment report on biodiversity and ecosystem services of the Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services. Licence : Reproduit avec autorisation Source : IPBES
Le réseau trophique côtier de l’île Sanak, dans les Aléoutiennes (Alaska)

Dans ce réseau, les espèces (sphères colorées) sont ordonnées de bas en haut selon leur position dans la chaîne alimentaire, depuis les producteurs primaires en bas jusqu’aux prédateurs de sommet de chaîne en haut. Chaque trait continu reliant deux sphères représente une relation de consommation, la sphère la plus haute dans le réseau consommant la sphère la plus basse. Les humains, une population de chasseurs-cueilleurs aléoutienne, sont indiqués par la flèche rouge. Les couleurs représentent : vert = algues, bleu = divers (par exemple, détritus, protozoaires, bactéries, biofilms, lichens, plantes à fleurs marines), jaune = invertébrés, orange = poissons, rouge = mammifères, violet = oiseaux. Le réseau est très dense, donc difficile à lire, mais il représente la réalité de la complexité des interactions entre espèces et illustre la biodiversité comme « tissu vivant de la planète ». En (a), l’ensemble des espèces présentes dans l’écosystème est représenté. En (b), seules les espèces que les humains consomment sont colorées (c’est-à-dire les espèces liées aux humains par un seul lien trophique), les autres espèces sont en noir : les humains ne prélèvent qu’une petite partie des espèces. En (c), les espèces colorées sont celles reliées directement ou indirectement aux humains, par deux liens trophiques au maximum, (il peut s’agir par exemple des proies des poissons consommés par les humains). On voit nettement que les humains sont liés à la quasi-totalité des espèces présentes dans l’écosystème.

Auteur(s)/Autrice(s) : Adapté de Dune et coll., 2016 Licence : CC-BY Source : Scientific Reports

Dans sa version actuelle, le concept de service écosystémique est défini comme « les avantages que les humains tirent des écosystèmes et qui contribuent à rendre la vie humaine à la fois possible et digne d’être vécue » 1 ou encore comme « la contribution des écosystèmes au bien-être humain, qui découle de l’interaction des processus biotiques et abiotiques » 2. On distingue souvent les services, immatériels, des biens, « objets provenant des écosystèmes que les gens apprécient par leur expérience, leur utilisation ou leur consommation » 3.

Dans ce texte, nous présentons la diversité des services écosystémiques. Nous détaillons ensuite comment le fonctionnement des écosystèmes aboutit à un ou des services en réponse à une demande sociale, en insistant sur le rôle de la diversité biologique dans la fourniture de ces services, et comment cette compréhension des fonctionnements écologiques peut être mobilisée pour évaluer les services. L’utilisation en pratique des services est illustrée via l’ingénierie écologique et les solutions fondées sur la nature. Enfin, nous montrons que le concept de service écosystémique est l’objet de plusieurs controverses, en lien avec les valeurs attribuées à la biodiversité, et est donc en perpétuelle évolution.

Les différents services

Différentes classifications des services ont été produites afin de rendre le concept plus opérationnel. En 2005, l’Évaluation des écosystèmes pour le millénaire 4 optait pour une classification en quatre catégories :

  1. les services d’approvisionnement, qui regroupent tous les biens produits par les écosystèmes (nourriture, bois de chauffage, carburants fossiles et agrocarburants, fibres textiles, médicaments, etc.) ;
  2. les services culturels, qui correspondent aux bénéfices inspirés de la nature comme les loisirs, l’inspiration artistique ou religieuse, les innovations scientifiques (par exemple le biomimétisme) ;
  3. les services de régulation, qui participent à la régulation des conditions environnementales comme le climat (stockage de carbone, effet de la végétation sur les précipitations, etc.), les inondations, les maladies ou encore la détoxification ;
  4. les services de support (nommés aussi « maintien »), qui regroupent toutes les propriétés écosystémiques permettant la réalisation des trois autres catégories de services, comme la pollinisation, le recyclage des nutriments (organismes détritivores, associations symbiotiques entre plantes et bactéries fixatrices d’azote, ou entre plantes et champignons mycorhiziens…) ou la formation des sols.

En 2013, l’Agence européenne de l’environnement publiait une classification des services plus détaillée afin de poser un cadre méthodologique et faciliter la comparaison des études scientifiques. Cette classification, The Common International Classification of Ecosystem Services (CICES) 5, fait actuellement référence pour de nombreux travaux et évaluations de services. La CICES opte pour trois catégories : les services d’approvisionnement, les services culturels et les services de maintien et de régulation, qui sont regroupés en une seule catégorie afin d’éviter les doubles comptages dans les évaluations, ces types de services étant souvent liés aux mêmes fonctions écologiques (Figure 3).

Classification des services écosystémiques proposée par le projet Common International Classification of Ecosystem Services (CICES) de l’Agence européenne de l’environnement

Il s’agit d’une classification hiérarchique dont le premier niveau est la section (« Régulation et maintien », « Culturel », « Approvisionnement ») puis la division (« Transformation des apports physiques ou biochimiques à l’environnement », « Interactions directes avec le milieu naturel, in situ et en extérieur », « En eau », etc.). Chaque division est illustrée par des exemples, le plus souvent lié à la présence d’arbres ou forêts. La classification est disponible sur le site de la CICES.

Auteur(s)/Autrice(s) : Maud Mouchet, à partir de la CICES Licence : CC-BY-NC

Les humains obtiennent de nombreux services des écosystèmes, services qui reposent sur le fonctionnement écologique des écosystèmes et l’état de la biodiversité (voir ci-dessous). Chaque écosystème pouvant être source de plusieurs services, dans une ou plusieurs catégories, la fourniture des services écosystémiques est susceptible de varier de manière non indépendante 1, en raison de fonctions écologiques communes (par exemple si une même espèce fournit plusieurs services 2), de facteurs communs qui agissent sur différentes composantes de l’écosystème (exemples des pratiques de gestion 3, d’une espèce clé de voûte 4). Par exemple, la densité et la diversité en essences d’arbres dans un milieu forestier influencent à la fois le contrôle de l’érosion des sols et la séquestration de carbone. Ces relations entre services peuvent aussi résulter d’un décalage spatial ou temporel entre la capacité de fourniture des écosystèmes et l’importance des besoins humains 567 (voir section suivante). Différents services liés forment un « bouquet de services » 8, qui traduit la façon dont chaque service varie conjointement dans le temps et/ou l’espace avec les autres services, de manière positive (synergie) ou négative et entraînant des situations de « compromis » (Figure 4). Les compromis entre services écosystémiques peuvent apparaître dans le cas d’une utilisation intensive d’un service au détriment d’un ou plusieurs autres ou de la préservation de la biodiversité, comme la production de bois dont la récolte diminuera la séquestration de carbone, la prévention des glissements de terrain, ou encore la qualité de l’air.

Exemple théorique de bouquets de services en fonction du type d’usage d’une zone côtière

Les services sont les suivants : attractivité de l’environnement pour les activités récréatives (voilier), régulation de la qualité du milieu via le maintien des cycles biogéochimiques (flux de carbone et d'azote), approvisionnement en ressources pour la nutrition (hameçon et poissons), régulation climatique (thermomètre, soleil et nuage), maintien du cycle de vie, des habitats et de la diversité génétique (crabe, baleine et poisson), et approvisionnement en énergie (éoliennes).

Auteur(s)/Autrice(s) : Maud Mouchet Licence : CC-BY-NC

Ces liens entre services restent mal caractérisés par manque de connaissances sur les processus écologiques impliqués ou les besoins parfois incompatibles des humains, ou en raison de cadres méthodologiques incomplets 1. Pourtant, identifier ces synergies ou ces compromis est essentiel pour définir des actions de gestion des services et des écosystèmes efficaces.

Les services écosystémiques fournis par la forêt française

Une forêt de France métropolitaine peut fournir de nombreux services dans les trois catégories.

  • Pour le service d’approvisionnement, la forêt est une source très importante de matières premières : bois pour la construction, bois énergie, matières premières dont la pâte à papier. Par ailleurs, beaucoup de plantes (77 espèces recensées en France) sont utilisées pour des propriétés médicinales (illustration, l’if, Taxus baccata, dont on extrait le taxol, molécule anticancéreuse), aromatiques ou ornementales (illustration le muguet, énormément cueilli en forêt pour le 1er mai). Si le rôle d’alimentation est marginal en France métropolitaine, certaines sociétés peuvent dépendre en très grande partie de la forêt pour leur alimentation principale.

  • Les services culturels incluent l’utilisation de la forêt pour les loisirs (illustration : « tree hugging » et les « bains de forêt » aux propriétés supposément relaxantes, courses en forêt mais aussi simple promenade, chasse, course d’orientation, scoutisme…), pour l’éducation (sorties scolaires) et la recherche et comme source d’inspiration (illustrations : tableau du Douanier Rousseau et arbre d’or du Val sans retour dans la forêt de Brocéliande, où prend place une partie des aventures de Merlin l’Enchanteur et des chevaliers de la Table ronde).

  • Enfin, les forêts jouent un rôle central dans la régulation du climat à long terme, via le stockage de carbone dans les sols et la végétation (surtout pour les forêts anciennes) et le piégeage actuel du CO2 de l’atmosphère (surtout dans les forêts plus jeunes, en croissance). Elles régulent aussi les conditions météorologiques localement, en rafraichissant les températures (illustration : carte de la température à Paris en été, on notera les îlots de fraîcheur dans les bois de Boulogne et de Vincennes, et, dans une moindre mesure, dans les parcs). Enfin, elles contribuent à la régulation de la qualité de l’eau et des évènements extrêmes (inondations, avalanches et glissements de terrain en montagne), par leur capacité d’absorption de l’eau et de fixation des sols.

Ces différents types de services seront cependant disponibles de façon variable en fonction du type de forêt : une plantation avec une seule espèce d’arbres (par exemple peuplier) et une gestion intensive du sous-bois fournira surtout un service d’approvisionnement en bois, et aura peu d’intérêt pour les loisirs ou la régulation du climat, alors qu’une forêt ancienne et protégée, telles celles présentes dans le nouveau Parc National de Forêts, offrira plus de services culturels et de régulation, aux dépens de certains services d’approvisionnement. Voir partie 2 pour une discussion sur les conséquences de tels compromis entre services.

Les services écosystémiques fournis par la forêt française

Photos recadrées issues de Wikimedia Commons CC BY-SA 2.0, 3.0 ou 4.0. De gauche à droite et de haut en bas : Joan Vilà Augé (Construction), Brian Robert Marshall (Chauffage), thingermejig (Fibres), domaine public (papier), H. Zell (Muguet), Didier Descouens (If), Tman21901 (« Tree hug »), Capt. Michael Greenberger (Course), Giogo (Arbre d’or), domaine public (Douanier Rousseau), Kean10 (Champignon), Leon Brocard (Mûres), Hunting Mark (Chasse), Melanie.papin (Sortie scolaire), Newildernesstrust (Recherche), IAU-IDF (Carte température), Intermountain Forest Service, USDA Region 4 Photography (Avalanches), Stathis floros (Rafraîchissement), Nicu Buculei (Eau). Image centrale de forêt : Tognopop.

Auteur(s)/Autrice(s) : Voir légende Licence : Voir légende

Lien entre biodiversité, fonctionnement des écosystèmes et fourniture de services

Rares sont les services assurés par une seule espèce (ex. fécondation de la vanille Vanilla planifolia par l’abeille Mélipone), car les fonctions écologiques qui les sous-tendent reposent le plus souvent sur la diversité du vivant 1. De très nombreux travaux 234 ont en effet montré que la biodiversité, à quelque niveau que ce soit (génétique, taxonomique ou fonctionnelle) est souvent nécessaire à l’efficacité et la stabilité du fonctionnement des écosystèmes. Ces travaux concernent une large gamme de groupes (plantes, microorganismes, animaux…) et de fonctions écologiques à l’origine de services (productivité primaire, pollinisation, résistance aux maladies, dispersion des graines, contrôle biologique, recyclage de matière organique, bioturbation…). En conséquence, si un petit nombre d’espèces peut suffire pour un service dans un contexte particulier, toute la biodiversité, ou presque, est nécessaire pour que l’ensemble des services soient disponibles dans des contextes variés.

Par ailleurs, il résulte de cette relation forte entre diversité du vivant, fonctionnement des écosystèmes et fourniture de services que l’érosion actuelle de la biodiversité engendre une diminution de la fourniture de la plupart des services, à l’exception notable des services d’approvisionnement (Figure 6).

Tendances mondiales de la capacité de la nature à maintenir ses contributions à une bonne qualité de vie, de 1970 à aujourd’hui, illustrant un déclin pour 14 des 18 catégories analysées

L’IPBES a choisi de remplacer le terme « service » par « contribution de la nature aux populations ». De la même façon, l’IPBES a choisi de renommer les catégories CICES : « régulation des processus environnementaux » au lieu de « régulation et maintien », « matériaux et assistance » à la place de « services d’approvisionnement » et « apports immatériels » pour désigner les « services culturels ».
Figure issue du Résumé à l’intention des décideurs du rapport de l’évaluation mondiale de l’IPBES de la biodiversité et des services écosystémiques (IPBES, 2019).

Auteur(s)/Autrice(s) : IPBES (2019): Summary for policymakers of the global assessment report on biodiversity and ecosystem services of the Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services. Licence : Reproduit avec autorisation Source : IPBES

Par conséquent, caractériser et évaluer les services écosystémiques requiert de bien comprendre les liens qui relient la nature aux besoins des sociétés humaines. Pour ce faire, les utilisateurs du concept s’appuient sur des cadres conceptuels, c’est-à-dire des outils d’analyse permettant d’organiser des idées pour représenter les liens entre différentes composantes d’un système (naturel et/ou socio-économique), par exemple sous forme d’organigrammes. Le cadre conceptuel le plus mobilisé actuellement est celui proposé par l’Agence européenne de l’environnement (Figure 7). Il représente les services écosystémiques comme une interface entre d’une part, les systèmes naturels, qui déterminent la capacité d’un écosystème à fournir des services, et d’autre part, le système socio-économique au travers de l’ensemble des bénéfices tirés des services, qui profitent à un ou plusieurs bénéficiaires. Dans ce modèle, une fonction écologique repose sur des processus et une structure biophysiques. Elle devient un service dès lors que, et uniquement quand, elle correspond à une demande d’au moins une partie des humains, en ce sens qu’un bénéfice peut être obtenu. Cette notion de demande est centrale puisque les services sont définis selon les bénéficiaires : une même fonction peut fournir un service écosystémique très apprécié par une société ou un groupe d’acteurs mais peu par d’autres. Par exemple, la pollinisation des cultures peut devenir une contrainte pour les entreprises productrices de semences qui cherchent à éviter les croisements génétiques. Dans le cas où le service engendrerait une contrainte pour un bénéficiaire, on parle de « disservice » 1. En retour, les bénéfices obtenus par les humains influencent le développement de leurs sociétés et donc les pressions qu’ils imposent sur les systèmes naturels.

Un enjeu actuel fort est d’essayer de modifier les pressions humaines pour préserver la biodiversité et les services qu’elle fournit. Les services écosystémiques étant à l’interface entre les systèmes naturels et le système socio-économique, utiliser un cadre commun multidisciplinaire (sciences de la vie et de la Terre, mais aussi sciences humaines, sociales et économiques) est donc primordial. Le cadre conceptuel est alors utile pour (1) analyser les relations entre les différents services rendus par un écosystème et les sociétés, (2) proposer des outils pour caractériser et quantifier les services, (3) ou encore relier les résultats des études aux enjeux locaux de gestion.

Le cadre conceptuel de l’Agence européenne de l’environnement, conçu dans le cadre du projet CICES

Dans ce modèle, qui fonctionne comme une « cascade », des éléments biophysiques et leur structure, par exemple la présence d’une forêt et sa composition (quelles essences d’arbres, en quelle abondance, quelle structure du sous-bois…), assurent une fonction écologique, par exemple la production de bois (« biomasse végétale ») ou de champignons. Cette fonction devient un service dès lors, et uniquement quand, elle correspond à une demande d’au moins une partie de la société, en ce sens qu’un bénéfice peut être tiré de cette fonction. Par exemple, la production de bois n’est un service que s’il existe des personnes qui ont besoin de bois de construction ou de chauffage. Le bénéfice est alors le bâtiment ou la chaleur obtenus par l’usage de ce bois.

Auteur(s)/Autrice(s) : Maud Mouchet, d’après Haines-Young et Potschin, 2010 Licence : CC-BY-NC

Les services écosystémiques en pratique

Évaluer l’état de la biodiversité des écosystèmes ainsi que des services écosystémiques représente un enjeu majeur. Il existe plusieurs méthodes pour quantifier la fourniture d’un service 1. La plus simple consiste à attribuer à chaque entité (type d’habitat, occupation du sol) une capacité à fournir un ou plusieurs services, codée de façon binaire (1 = fourniture de service ; 0 = non-fourniture de service) ou semi-quantitative. Cette méthode repose essentiellement sur l’avis d’experts, nécessite donc peu de données et est applicable à de nombreux contextes, mais reste peu précise car trop subjective. À l’inverse, les méthodes plus précises de modélisation intégrant des groupes fonctionnels (par exemple pollinisateurs, charognards, décomposeurs) et/ou des fonctions écologiques explicites (par exemple atténuation des inondations à partir de l’hydrologie, du relief, du couvert végétal, etc.), nécessitent une connaissance fine des processus impliqués et de nombreuses données (Figure 8). Ces différentes méthodes permettent généralement d’obtenir une cartographie de la fourniture en services. Quelle que soit sa nature (cartographique ou non, quantitative ou qualitative), l’évaluation de la fourniture en services est ensuite utilisée pour la gestion des territoires, des espaces naturels ou dans l’arbitrage entre différents usages des écosystèmes.

Schéma conceptuel reliant une liste de services écosystémiques aux compartiments biotiques et fonctions écologiques du sol impliqués dans leur fourniture (EFESE agro-écosystème)

Source : Tibi A., Therond O., 2017. Évaluation des services écosystémiques rendus par les écosystèmes agricoles. Une contribution au programme EFESE. Synthèse du rapport d'étude. Inra (France), 118 p. https://doi.org/10.15454/1h4z-tq90

Auteur(s)/Autrice(s) : Anaïs Tibi et Olivier Therond Licence : Reproduit avec autorisation

L’ingénierie écologique et les solutions fondées sur la nature constituent d’autres façons de mobiliser le fonctionnement des systèmes naturels dans une démarche de gestion durable et de restauration, pouvant intégrer les services écosystémiques. L’ingénierie écologique est une approche de gestion qui s’appuie sur les dynamiques écologiques intrinsèques pour en influencer les trajectoires avec une intervention humaine minimale et favoriser la résilience de l’écosystème 1. L’expression « solutions fondées sur la nature » (SFN), apparue au début des années 2000, a été particulièrement mise en avant par l’Union internationale pour la conservation de la nature (IUCN), qui propose de les définir comme l’ensemble des actions répondant aux principaux défis sociaux à travers la protection, la gestion durable et la restauration des écosystèmes, au bénéfice à la fois de la biodiversité et du bien-être humain. Les solutions fondées sur la nature sont souvent envisagées comme des solutions complémentaires aux méthodes d’ingénierie classique, en utilisant les propriétés naturelles des écosystèmes plutôt que le progrès technique (Figure 9). Certains auteurs 2 identifient trois types de solutions fondées sur la nature suivant qu’elles s’appuient sur la protection d’écosystèmes en bon état de conservation (type 1) ; la persistance et la multifonctionnalité d’écosystèmes gérés (type 2) ; la création de nouveaux écosystèmes (type 3). Ce gradient de pilotage peut aussi correspondre à des gradients dans la diversité des services obtenus et des groupes humains concernés, dans l’intensité des services et dans le type d’ingénierie écologique mobilisée. Si les solutions de type 1 relèvent de pratiques de conservation et préservation, celles de type 2 ou 3 impliquent plus d’interventions pour répondre prioritairement à des besoins humains spécifiques. Les exemples classiques de solutions fondées sur la nature concernent la protection de forêts anciennes et de sols riches pour le stockage de carbone ; la protection ou la restauration de zones naturelles côtières pour la résilience face aux évènements de submersions extrêmes, la restauration de sols en zones urbaines pour l’absorption des eaux de surface, la végétalisation des villes, des rues, des toits ou des façades pour la régulation microclimatique, etc. Au-delà des objectifs souvent cités vis-à-vis des enjeux climatiques, ces projets sont susceptibles de couvrir une grande diversité de besoins humains. Un des défis dans l’élaboration et la mise en œuvre des solutions fondées sur la nature est de ne pas perdre de vue la biodiversité elle-même et de veiller à assurer sa diversité et le fonctionnement écologique à court et à long terme.

Solutions fondées sur la nature

À gauche, une représentation schématique des défis auxquels doivent répondre ces solutions. À droite, quatre cas concrets de mises en œuvre de ces solutions : réouverture des massifs forestiers des Alpilles pour prévenir les risques d’incendie, restauration de prairies inondables en vallée d’Oise pour limiter les inondations en milieu urbain, protection et végétalisation des dunes de la pointe de l’Espiguette pour prévenir les submersions marines et ralentir le recul du trait de côte et réduction des îlots de chaleur et des inondations par la végétalisation d’une cour d’école à Orléans.
Sources : À gauche : Union internationale pour la conservation de la nature, Les solutions fondées sur la nature. À droite : UICN France, « Les Solutions fondées sur la Nature pour lutter contre les changements climatiques et réduire les risques naturels en France », Paris, France, 2018, à l’exception du cas des cours d’écoles.

 

Auteur(s)/Autrice(s) : Voir légende Licence : Reproduit avec autorisation

Les services écosystémiques, un concept controversé et en perpétuelle évolution

Le concept de services écosystémiques permet de sortir de l’illusion d’une séparation des sphères du naturel et de l’humain. Cependant, diverses interprétations de ce concept sont progressivement devenues source de confusions, engendrant beaucoup de débats.

Par exemple, la monétarisation des services et de la nature est loin de recueillir un large consensus dans la communauté scientifique. Comparer l’importance des services dans les projets de gestion de la nature suppose de choisir une unité commune lisible par des non-spécialistes. L’unité monétaire semble pertinente pour évaluer les gains de l’utilisation ou les coûts de destruction de la nature. Si les économistes s’intéressent depuis longtemps au capital naturel, un article de 1997 1 marque le début des évaluations monétaires des services, qui culminent avec les travaux de The Economics of Ecosystems and Biodiversity project 2. Cette monétarisation de la nature recadre nombre de débats politiques mais ouvre aussi des débats économiques complexes (incertitudes de l’évaluation monétaire liées à la complexité des systèmes étudiées, crainte d’une privatisation de la nature). Apparaît ici une grande difficulté : l’unité monétaire n’a pas la même traduction marchande selon les cas, en raison soit des bénéficiaires, soit de l’échelle de temps ou d’espace à laquelle les coûts et bénéfices sont calculés. La domestication de la nature (agriculture par exemple), et plus généralement sa destruction, donnent lieu à des avantages marchands assez immédiats pour un petit nombre de bénéficiaires. Au contraire, la monétarisation associée à la préservation de la nature sauvage correspond à des biens communs, peu marchandables, dont les bénéfices se manifestent à long terme (Figure 10).

Changements de valeur monétaire (B, D, F) entre 2010 et 2060 prédits sous différents scénarios de gestion (A, C, E) en Grande-Bretagne

Les auteurs de l’étude ont défini trois objectifs alternatifs : (i) approche conventionnelle maximisant les valeurs marchandes uniquement (A et B) ; (ii) maximisation de la valeur de tous les services écosystémiques qui peuvent être monétisés de manière robuste (C et D) ; (iii) maximisation de toutes les valeurs des services écosystémiques mais avec une contrainte telle qu’aucun scénario donnant une perte nette de diversité des oiseaux sauvages n’est autorisé dans la zone concernée (E et F). Les différents scenarios de changements d’usage des terres sont : WM : « marchés mondiaux » (politique et réglementation environnementales affaiblies sauf si elles bénéficient à la production agricole ; ce scénario aboutit à un développement urbain essentiellement) ; NS : « sécurité nationale » (augmentation de la production agricole nationale au détriment des politiques et réglementations environnementales ; ce scénario aboutit à la conversion des terres à faible valeur agricole en zones boisées) ; LS : « gestion locale » (politiques agro-environnementales renforcées par l’extension de zones pour la conservation ; ce scénario aboutit au renforcement des mesures de protection sur les zones d’importance nationale) ; GF : « suivre le courant » (politique et réglementation similaires à celles actuellement en place ; ce scénario représente la situation actuelle) ; GPL : « des terres vertes et agréables » (les politiques agro-environnementales fortes et expansion globale des terres gérées pour la conservation ; ce scénario aboutit à la création de réseaux écologiques) ; NW : « la nature au travail » (politique et réglementation en faveur de paysages multifonctionnels et le maintien des services écosystémiques ; ce scénario aboutit au verdissement des zones urbaines et péri-urbaines). Si les services d’approvisionnement, aux avantages marchands, se développent souvent aux dépens des autres services, cette étude suggère que prendre en compte la biodiversité aboutit à une plus grande valeur économique, donc des intérêts collectifs supérieurs.

Auteur(s)/Autrice(s) : Bateman et coll., 2013 Licence : Reproduit avec autorisation Source : Science

De plus, l’angle des services écosystémiques fournit une lecture utilitaire et réductrice de la nature et des relations entre humains et non-humains. Les débats éthiques fournissent d’autres arguments en faveur de la protection de la nature. D’une part, d’autres formes de valeurs (Figure 11), telles que les valeurs relationnelles ou la valeur intrinsèque, sont plus à même de refléter la dépendance des humains à la nature : l’inspiration ou la sensation de liberté, par exemple, sont difficilement monétisables. D’autre part, l’approche par services restreint les relations entre humains et non-humains à une vision occidentale fondée sur l’économie de marché, occultant d’autres conceptions. Dans ce contexte, les services écosystémiques ont récemment été remis en question et se sont vus préférer le concept de « contributions de la nature aux humains », lors de la conférence de l’IPBES de 2018. Les contributions de la nature aux humains élargissent le concept de services, avec une vision plus systémique et des déclinaisons plus précises et locales des avantages, mais aussi des contraintes, à préserver la nature.

Conséquences pour la conservation de la biodiversité – Le choix du terme « service » suggère une domestication, un asservissement, encore et toujours plus important de la biodiversité par les humains, aboutissant par dérive à une surreprésentation des services d’approvisionnement plus facilement monétisables. En l’état actuel, la conservation des services écosystémiques risque se focaliser sur ce dernier type de services et ne permet donc pas la conservation de l’ensemble de la biodiversité. Or à l’inverse, la biodiversité « sauvage », est irremplaçable pour la fourniture d’une majorité de services intégrant les multiples dimensions du bien-être humain, et est de fait nécessaire pour envisager une gestion soutenable de la biosphère, pour les humains et les non-humains. En effet, même dans une vision purement instrumentale de la biodiversité, la relation entre diversité et fonctionnement des écosystèmes donne des éléments de réponse quant aux conséquences économiques et sociales de l’érosion de la biodiversité. Il est donc indispensable d’assurer la conservation de la biodiversité pour elle-même également, ne serait-ce que parce que la disparition d’espèces est susceptible de se traduire par une moindre productivité des écosystèmes naturels et par une moindre stabilité face aux perturbations, donc une diminution de la qualité des services écosystémiques.

Typologie et interrelations des diverses valeurs de la nature

Les cercles concentriques illustrent les différents types et dimensions de valeurs (vision mondiale, valeurs générales et spécifiques, contributions de la nature à l’environnement, etc.). Ces dimensions ne s’excluent pas mutuellement puisque les individus ou les groupes peuvent attribuer plusieurs valeurs. Ces valeurs dépassent largement le cadre des services ou des contributions de la nature aux humains.
Source : Résumé à l’intention des décideurs de l’évaluation méthodologique des diverses conceptualisations des multiples valeurs de la nature et de ses bienfaits, y compris de la biodiversité et des fonctions et services écosystémiques (évaluation des diverses valeurs de la nature et de leur estimation), IPBES 2022

Auteur(s)/Autrice(s) : IPBES (2022): Summary for policymakers of the methodological assessment of the diverse values and valuation of nature of the Intergovernmental Science-Policy Platform on Biodiversity and Ecosystem Services Licence : Reproduit avec autorisation Source : IPBES

Conclusion

L’émergence du concept de services écosystémiques représente une avancée scientifique significative dans l’analyse des relations société-nature. Issu de la biologie de la conservation, ce concept représente un outil intéressant pour alerter une grande diversité d’acteurs sur les enjeux environnementaux et communiquer avec les décideurs, les entreprises ou le grand public. L’interdépendance entre la fourniture biophysique, la demande sociétale, le coût économique et les enjeux politiques en fait un champ profondément transdisciplinaire. Si le concept suscite de nombreuses controverses et nécessite encore des développements méthodologiques, certaines politiques environnementales, notamment européennes, intègrent déjà des objectifs de conservation et de restauration en termes de services. Enfin, l’évolution du concept de services vers les contributions de la nature aux humains et l’émergence des solutions fondées sur la nature forment le socle des changements transformateurs appelés par les groupements de scientifiques tels que l’IPBES.

Autres ressources utiles