Les expressions faciales ne sont pas réservées aux primates

Les visages ou les faces sont une source d’informations essentielle pour les espèces sociales, des primates jusqu’aux ongulés, comme nos animaux de rente. En observant la face d’un autre animal, les individus peuvent bien sûr savoir de qui il s’agit, mais également obtenir des informations sur son état émotionnel, sur la direction de son regard qui peut indiquer une ressource ou une menace, ou encore des informations liées à l’attraction sexuelle (Leopold et al, 2010).

Cela peut sembler étonnant au premier abord, mais le mouton est l’une des espèces les plus étudiées pour sa capacité à identifier et différencier des visages. On sait par exemple que les brebis sont capables de différencier les faces d’au moins 50 congénères différents, et de se souvenir de ces faces pendant au moins deux ans (Kendrick et al., 2001). Les brebis, tout comme les vaches, perçoivent également la familiarité d’une face, et préfèrent les faces de congénères qu’elles connaissent (familiers) à celles de congénères inconnus (Tate et al., 2006 ; Coulon et al., 2011).

Chez les animaux, les états émotionnels peuvent être exprimés via les vocalisations (Dupjan et al., 2008), les odeurs (Terlouw et al., 1998), les postures (Siniscalchi et al., 2013) ou les expressions faciales (Waller et al., 2013) (lire également à ce sujet Comment mesurer les émotions chez les animaux ?). Ces signaux émotionnels sont une manière de communiquer des informations sociales aux congénères. Encore une fois, parler d’expressions faciales chez les brebis peut paraître surprenant, car les ruminants ne possèdent pas une musculature oro-faciale aussi développée que celle des primates. Cependant les moutons sont capables d’exprimer des émotions via leurs faces, et notamment via des changements de postures d’oreille (Boissy et al., 2011), des mouvements des yeux, de la bouche et des muscles des joues (McLennan et al., 2016). Et mieux encore, les brebis sont capables de différencier des expressions faciales variées, puisqu’elles montrent une préférence pour les images de faces de congénères prises dans des situations calmes (contre des situations stressantes). Cette préférence est mise en évidence dans un labyrinthe en Y, dans lequel les deux types d’images sont présentés, l’animal étant libre de choisir la branche qu’il souhaite pour accéder à une récompense alimentaire.

Il est donc bien établi que les moutons sont capables de distinguer différentes émotions véhiculées par les faces de leurs congénères. Cependant, malgré ces étonnantes capacités en matière de perception des faces, peu d’études se sont penchées sur leurs conséquences pour le sujet lui-même. Par exemple, une expression faciale associée à une situation négative est-elle perçue comme négative également ? Et percevoir un état émotionnel négatif chez un congénère peut-il affecter l’état émotionnel de l’animal ? Se pourrait-il que l’état émotionnel positif ou négatif d’un seul individu puisse faire que l’ensemble du troupeau aille bien ou mal ? Cette question a des conséquences assez évidentes en matière de bien-être des animaux d’élevage, et démontre bien la nécessité d’étudier plus en détails cette dimension sociale et psychologique du bien-être animal, liée notamment au phénomène de contagion émotionnelle.

Pour répondre à ces problématiques, la première étape est de déterminer si les brebis sont capables de distinguer des expressions faciales différant par leur valence (c’est-à-dire associées à un état émotionnel positif, neutre ou négatif). Dans cette étude, nous avons appris aux brebis à utiliser des images de faces de congénères comme indices dans une tâche de discrimination simultanée.

Graines de stars : comment photographier les expressions ?

Pour étudier la perception des faces, le premier challenge est d’obtenir des images de qualité ! Les brebis ont été photographiées dans trois situations, susceptibles d’induire des états émotionnels distincts et donc des expressions faciales différentes. Pour les expressions neutres, les brebis ont été photographiées dans leur enclos, en train de ruminer. Pour les expressions négatives, les brebis ont été photographiées durant une courte période d’isolement social, une situation perçue comme extrêmement stressante, ou bien durant une situation d’interactions agressives entre deux brebis en compétition pour une ressource alimentaire.

Expressions faciales utilisées pour le test de discrimination simultanée

Paires d’images obtenues à partir de quatre brebis (a-d) et présentées simultanément dans le labyrinthe lors des séances d’apprentissage et de test. (a) et (b) ont été utilisées durant l’apprentissage et (c) et (d) durant les tests.

Auteur(s)/Autrice(s) : Bellegarde et al., 2017 Licence : CC-BY

Un exercice de discrimination simultanée

Un test de discrimination simultanée consiste à présenter deux stimuli (images, objets, odeurs…) en même temps – simultanément donc – et à observer si l’individu est capable de les différencier. Pour ce faire, le plus souvent, l’individu testé doit faire un choix basé sur la différenciation entre les deux stimuli présentés, par exemple appuyer sur un bouton pour obtenir une récompense, ou choisir la branche gauche ou droite dans un labyrinthe en Y.

L’exercice de discrimination simultanée utilisé dans cette étude n’avait jamais été étudié chez le mouton. Une étape préliminaire permettant de s’assurer que les animaux étaient à même d’apprendre une tâche de discrimination relativement complexe était donc nécessaire. Sans cette étape, si les brebis n’avaient pas réussi à apprendre la tâche de discrimination avec des images de face, nous n’aurions pas pu savoir si cette absence d’apprentissage était due à une tâche cognitive trop complexe ou bien à la nature des indices à discriminer, les images de face. La première étape a donc consisté en l’apprentissage de l’exercice de discrimination simultané avec non pas des images de face, mais des cartes présentant des nuances de vert différentes.

Le « labyrinthe à deux branches » utilisé pour l’exercice de discrimination est présenté ci-dessous (Figure 2). Une fois dans l’espace de décision, les animaux devaient choisir une des deux branches pour accéder à une petite récompense (une poignée de granulés très appétents). Le choix de la mauvaise branche était associé à la retenue dans le labyrinthe pendant 60 secondes, en présence d’un seau grillagé contenant de l’aliment rendu inaccessible. Pour chaque animal, une nuance de vert (clair ou foncé) ou un type d’image (neutre ou négatif) était associé à une récompense, et l’autre à l’erreur. L’indice récompensé changeait de côté entre deux passages dans le labyrinthe, en alternant aléatoirement, de manière à ce que la récompense ne soit pas associée à l’une des deux branches mais bien à un type d’indices. Une séance d’apprentissage consistait en 10 passages consécutifs dans le labyrinthe. Pour l’ensemble de l’étude, le critère d’apprentissage était fixé à 22 choix corrects minimum pour 30 passages consécutifs. Ce critère correspond au seuil à partir duquel on considère que l’animal a bien appris à discriminer les stimuli.

Schéma du dispositif expérimental

Les brebis passent individuellement du parc d’attente à l’aire de décision. Les écrans affichent chacun une photographie d’un même individu, mais dans deux états émotionnels distincts (voir Figure 1). Les cartes de renforcement de l’aire de décision affichent les nuances de vert utilisées dans la première phase. Dans la pièce contenant ou non l’aliment, des cartes de renforcement affichent la même couleur ou photographie que les écrans. Elles servent à renforcer l’association entre le choix et sa conséquence.

Auteur(s)/Autrice(s) : Bellegarde et al., 2017 Licence : CC-BY-NC

Apprentissage et résultats

Le premier test de discrimination réalisé était celui avec les nuances de vert. Les brebis n’ayant pas réussi à atteindre le critère d’apprentissage après 18 séances, soit 180 passages dans le labyrinthe, ont été exclues de la suite de l’étude (46 % des brebis testées).

Dans la deuxième phase, les brebis ont dû apprendre à associer l’image d’une expression faciale donnée avec la récompense. Une paire d’images était composée de deux photographies du même animal, l’une prise dans la situation neutre (dans leur enclos, en train de ruminer), l’autre prise dans l’une des deux situations négatives (isolement social ou agressivité entre deux brebis). Pour la moitié des brebis, la récompense était associée à l’expression négative et pour l’autre moitié à l’expression neutre. Pour bien distinguer ces quatre possibilités, les notations sont précisées dans le tableau ci-dessous :

Type d’image récompensée Image récompensée Notation
Négative Agressivité (vs. neutre) A
  Isolement social (vs. neutre) IS
Neutre Neutre (vs. agressivité) NA
  Neutre (vs. isolement social) NIS

Toutes les brebis intégrées à cette seconde phase ont réussi à atteindre le critère d’apprentissage pour l’exercice de discrimination simultanée entre deux images de face. Ce premier résultat démontre que les brebis sont capables de distinguer différentes expressions faciales.

Nombre cumulé de brebis (n=16) ayant atteint le critère d’apprentissage par séance (une séance = 10 passages)

Le critère d’apprentissage est atteint par un animal lorsqu’il réalise au moins 22 choix corrects sur 30 passages. La phase d’apprentissage avec les cartes de couleurs vertes est codée par des cercles bleus et la phase d’apprentissage avec des images de faces par des carrés rouges.

Auteur(s)/Autrice(s) : Bellegarde et al., 2017 Licence : CC-BY-NC

Le critère d’apprentissage est atteint par un animal lorsqu’il réalise au moins 22 choix corrects sur 30 passages. Chaque losange gris représente une des brebis testées. Les médianes de chaque groupe sont indiquées par la barre et le point bleus.

Auteur(s)/Autrice(s) : Lucille Bellegarde Licence : CC-BY-NC

Nos résultats ont également montré que les brebis qui devaient apprendre l’association expression négative & récompense ont appris plus rapidement que les brebis qui devaient apprendre à associer l’expression neutre avec la récompense. Cette différence de vitesse d’apprentissage a été reliée au biais d’attention pour les stimuli négatifs qui existe chez les mammifères. Les humains par exemple, sont plus attentifs aux stimuli négatifs tels que des images d’araignée qu’à des stimuli neutres comme des images de bâtiments (Delplanque et al, 2003). C’est cette attention accrue portée aux images d’expressions faciales négatives qui aurait facilité l’apprentissage de la tâche de discrimination. Le résultat de notre expérience nous permet donc de conclure que les brebis semblent percevoir la valence (neutre ou négative) des expressions faciales de leurs congénères.

Généralisation de l’exercice

Une fois qu’une brebis donnée avait atteint le critère d’apprentissage avec les images de face, elle était testée avec les images de nouveaux individus, mais présentant toujours les mêmes expressions (toujours deux images de la même brebis mais photographiée dans deux situations différentes). Cette étape dite de généralisation permet de tester que la règle de discrimination a bien été comprise par les animaux, et qu’ils sont capables de la généraliser à de nouveaux indices du même type.

Le type d’image récompensé a affecté la généralisation de la règle de discrimination, puisque seules les brebis pour qui l’image récompensée était celle prise lors d’une interaction agressive n’ont pas réussi à généraliser la tâche. Comme les brebis NA ont réussi à discriminer les deux images, cette différence ne peut pas s’expliquer par une paire d’images qui auraient été trop difficiles à distinguer. Une hypothèse pour expliquer cet effet du type d’image récompensé repose sur l’identité de la brebis photographiée. En effet, malgré une sélection pseudo-aléatoire des animaux photographiés, il est possible que certains des individus photographiés aient été des animaux très dominants au sein du groupe. La vue d’une image d’une congénère dominante présentant une expression agressive aurait donc pu induire un fort évitement, qui pourrait donc expliquer cet effet. Pour pouvoir valider ou non cette hypothèse, il aurait fallu connaître la hiérarchie établie entre les brebis testées, une information que nous n’avions malheureusement pas collectée.

Par ailleurs, il est intéressant de noter que durant cette phase de généralisation, la latence avant le choix d’une branche par une brebis était significativement plus longue lorsque la brebis choisissait correctement que lorsqu’elle faisait une erreur.

Conclusion

Cette étude est la première à montrer que les brebis sont non seulement capables de distinguer différentes expressions faciales, mais aussi de percevoir la valence des expressions. Grâce à ce projet, nous avons pu démontrer les capacités étonnantes des brebis pour la perception des expressions faciales des émotions, et souligner l’importance des expressions faciales en tant que signaux sociaux chez les petits ruminants.

Référence

Bellegarde LGA, Erhard HW, Weiss A, Boissy A and Haskell MJ (2017) Valence of Facial Cues Influences Sheep Learning in a Visual Discrimination Task. Front. Vet. Sci. 4:188. doi: 10.3389/fvets.2017.00188