Il existe au moins cinq représentations courantes de ce mot :

  1. L’évolution, un processus par lequel les espèces se transforment.
  2. L’évolution, la théorie générale de la biologie et de la paléontologie.
  3. L’évolution, le déroulement historique des formes de vie à la surface de la planète : un scénario, un film, une fresque, un « grand récit ».
  4. L’évolution, un arbre qui établit les relations d’apparentement entre tous les êtres vivants.
  5. L’évolution, la marche vers le progrès, organique, culturelle et sociale, voire technique, souvent linéaire.

L’évolution, un processus par lequel les espèces se transforment

Ce sont les mécanismes par lesquels les populations varient, les espèces se transforment, naissent, s’adaptent. Ces mécanismes sont particulièrement étudiés par la génétique des populations, études qui servent directement l’agronomie, les techniques phytosanitaires, la zootechnie, les techniques de conservation, les luttes anti-parasitaires. Il s’agit d’une facette importante des études sur l’évolution, mais ce n’est pas la seule.

L’évolution, la théorie générale de la biologie et de la paléontologie

C’est la définition préférée des scientifiques. En sciences, faits et théories fonctionnent ensemble. Si une théorie sans faits n’est qu’une fantaisie, des faits sans théorie ne sont que chaos. La théorie investit l’appréhension du fait. Une pièce de puzzle, seule, est inintelligible. Elle ne prend sens que lorsque, une fois insérée dans le puzzle, son dessin se rattache aux autres. Une théorie se nourrit et relie donc des classes diverses de faits entre eux, en retour ces faits sont mieux compris.

Au cours de l’histoire de la biologie et de la paléontologie, il y a eu des théories expliquant les origines des objets naturels, et même plusieurs théories de l’évolution. Souvent le public non averti, après avoir entendu parler de théories d’hier, commet l’erreur d’anachronisme en pensant qu’il existe aujourd’hui plusieurs théories de l’évolution en concurrence.

Dans la science contemporaine, il n’y a qu’une théorie de l’évolution valide : la théorie néo-darwinienne de l’évolution. L’adjectif « valide » signifie simplement qu’il n’existe pas pour le moment d’autres théories plus cohérentes que celle-là. Ce qui ne l’empêche pas de détenir, comme toute théorie, des zones d’ombres, des chantiers, des parties en réparation. En effet, une théorie scientifique n’a jamais une cohérence totale et reste améliorable. Le système médiatique occidental est structuré de telle sorte qu’il grossit systématiquement les ajustements théoriques. On répare une fenêtre, on remplace quelques tuiles et c’est comme si toute la maison allait s’écrouler. Ainsi voit-on régulièrement, depuis des décennies, surgir l’annonce de la mort de la théorie darwinienne de l’évolution, soit par des journaux avides de sensationnel, soit par des idéologies ou des religions gênés par une vision scientifique de la nature et de l’homme.

L’évolution, le déroulement historique des formes de vie à la surface de la planète : un scénario, un film, une fresque, un « grand récit »

C’est la définition préférée du public et des programmes scolaires. L’histoire du globe, et l’histoire de la vie à sa surface laissent des traces. Ces traces sont multiples : dans les roches sédimentaires, dans l’anatomie des êtres, dans leurs gènes. Biologistes et paléontologistes utilisent ces traces et sont capables de résumer un déroulement historique au cours duquel des événements se suivent au cours du temps. Ce déroulement est utile à la science au moins pour dater tout ce qui nous entoure et correspond à un besoin de donner du sens au monde naturel par son histoire. Mais la scientificité de cette fresque a ses limites.

Un problème majeur d’objectivité survient souvent dans la sélection de ce qu’on appelle des « évènements ». Dans notre vécu, lorsqu’un évènement se produit, quel qu’il soit, nous sommes souvent capables de lui assigner une importance parce que nous pensons maîtriser une partie de notre avenir proche. Ceci nous semble possible car nos actes sont, en principe, intentionnés et contrôlés, et nous pensons avoir bien analysé notre environnement, pourtant déjà complexe. Il s’agit là d’une importance prospective, dont la justesse pourra souvent se vérifier dans un avenir proche. Dans la nature, lorsqu’un évènement se produit, quel qu’il soit, nous sommes difficilement capables de lui assigner une importance objective. Car une infinité de paramètres que nous ne maîtrisons pas influent, et plus simplement parce que nous ne comprenons pas tout de la nature. Ajoutons à cela la dimension du temps, souvent inconcevable. L’importance que nous accordons à un événement qui s’est produit voici 150 millions d’années (chez les oiseaux, la naissance de la plume) n’a de toute évidence aucun rapport avec l’importance qu’il avait lorsqu’il s’est produit si nous avions pu être là pour l’observer, à cause du biais rétrospectif et d’énormes lacunes historiques. Une importance rétrospective est forcément subjective. Nous ne sélectionnons que les événements qui nous concernent ou ceux qui ont eu des conséquences aujourd’hui spectaculaires (cas de la plume). Pire, la littérature, même scientifique, sélectionne des « grands événements », tout simplement parce que l’on ne peut pas tout raconter faute de temps ou de place. Les « grands événements » sont des artefacts de notre anthropocentrisme.

Prenons un exemple. On présente souvent un « événement » particulier de l’histoire de la vie sur Terre, nommé « la sortie des eaux », comme un « grand événement ». Un zoom est fait dans les programmes scolaires sur « la sortie des eaux » opérée par les vertébrés voici 380-360 millions d’années.

Prenons l’adjectif « la ». Lorsque les vertébrés commencent à pouvoir vivre à l’air libre, il y a déjà sur la terre ferme des bactéries, des plantes érigées, des champignons, des crustacés, des arachnides, des insectes, des annélides, des nématodes, des mollusques, etc. Il y a donc eu de multiples sorties des eaux, sans parler des sorties multiples au sein de chacun de ces groupes (notamment chez les crustacés et les insectes). Il y a le mot « sortie ». La vie ne cesse en permanence de « sortir » et de « retourner » à l’eau. Tortues marines, ichtyosaures, sauroptérygiens, mosasaures, serpents marins, manchots, cormorans, phoques, morses, otaries, loutres, cétacés, siréniens, dytiques sont autant d’être vivants aux ancêtres terrestres. L’emphase sur « la sortie » existe bien parce que nous sommes à l’air libre, et occulte ce mouvement incessant entre milieu aérien et aquatique. Si nous étions des téléostéens, nous parlerions de manière anecdotique des « échappés » hors de l’eau. De plus, à y regarder de près, ce ne sont pas, il y a 380 millions d’années, les premiers tétrapodes qui « sortent » de l’eau (sous quelle impulsion en seraient-ils sortis ?) mais bien l’eau qui se retire. On sait aujourd’hui que les premiers tétrapodes marchaient au fond des fleuves. Le câblage neuromusculaire et le mouvement des nageoires paires d’un coelacanthe sont déjà ceux d’un animal terrestre. Dans des zones chaudes où les lits des fleuves sont périodiquement asséchés, ceux qui pouvaient transitoirement respirer à l’air libre et se sustenter ont survécu. Lorsque l’on ausculte un « événement » à la loupe, l’importance caricaturale qu’on lui donnait résiste rarement.

En conclusion, il faut avoir conscience que la fresque historique remplit un besoin d’intelligibilité de notre propre histoire, mais ne suit pas réellement, dans son élaboration, une démarche scientifique. Ceci par défaut de justifications solides dans la sélection des « événements ».

L’évolution, un arbre qui établit les relations d’apparentement entre tous les êtres vivants

Nombreux sont ceux qui, lorsqu’ils prononcent le mot « évolution », ont en tête l’image de « l’arbre de la vie ». Cet arbre a longtemps été une métaphore. Dès 1866, Ernst Haeckel forge pour elle le mot « phylogénie », forgé à partir de genesis (genèse) et phylum (lignée) : c’est l’arbre qui exhibe la genèse des lignées. Aujourd’hui, nous dirions l’arbre qui montre des degrés d’apparentement relatifs (en somme : « qui est plus proche de qui »).

Jusque dans les années 1960, ces arbres confondaient les informations que l’on pensait détenir sur « qui descend de qui », et « qui est plus proche de qui ». Ils pouvaient même incorporer des informations adaptatives, des scénarios écologiques. Ils étaient construits sans le signalement formel de tous les indices pris en compte pour sa construction.

Aujourd’hui, dans les versions les plus formelles de ces arbres, on n’exprime plus que des degrés d’apparentement entre espèces (actuelles et/ou fossiles) et les ancêtres sont des abstractions. Ces arbres sont construits sur la base d’un codage formel des caractères anatomiques (ou moléculaires) pris en compte. Nous avons renoncé à notre prétention à identifier des relations directes – génétiques – d’ancêtres à descendants, et à identifier en particulier dans des fossiles ces ancêtres directs. Cette épuration des prétentions a fait faire un bond gigantesque à la science phylogénétique, dans ses concepts et dans son efficacité. Que les objets de la nature qui nous sont donnés à observer soient des êtres vivants actuels ou bien des fossiles, la question pour tous est « qui est plus proche de qui ? ».

Se surajoutent à ces progrès deux révolutions technologiques, l’une informatique qui permit de programmer le calcul d’arbres, et l’autre moléculaire qui permit un accès de plus en plus aisé aux séquences d’ADN ou de protéines que l’on put désormais comparer entre espèces dans un but phylogénétique.

La construction d’arbres phylogénétiques sert à faire des classifications, à reconstituer la fresque historique de la vie, à inférer des scénarios évolutifs concernant les adaptations des êtres vivants ou leurs mouvements géographiques au cours de leur histoire, à faire des prédictions sur les propriétés que devraient détenir des espèces actuelles encore peu connues. Les arbres phylogénétiques constituent une facette importante des études sur l’évolution, mais ce n’est pas la seule.

L’évolution, la marche vers le progrès, organique, culturelle et sociale, voire technique, souvent linéaire

L’évolution vue comme un progrès résulte d’une confusion entre le discours scientifique et le discours chargé de valeurs. Il fut une époque où la science était le serviteur de la théologie. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, la science occidentale acquit les moyens sociaux de son émancipation. Elle allait passer un nouveau contrat avec la connaissance. Désormais la science se préoccuperait de faits. Les valeurs n’eurent plus à être justifiées par un discours scientifique – dont ça n’était plus le travail – ni servir à des démonstrations sur des questions de faits. Les valeurs durent trouver les ressorts de leurs justifications dans les champs moraux, politiques ou religieux. C’est toujours le cas aujourd’hui : ce que la science a à rendre intelligibles par ses moyens de démonstration, ce sont des faits, pas des valeurs. Elle entend n’expliquer la nature que sur les seules ressources de la nature. Le recours au surnaturel, aux superstitions, à la transcendance, à la providence, à la révélation, aux valeurs, à l’autorité pour expliquer le monde ne fait plus partie de la science depuis un peu plus de deux siècles.

Cependant, les scientifiques eux-mêmes ne sont souvent pas conscients de ce contrat, et réintroduisent des jugements de valeur dans une interprétation du monde présentée comme scientifique. Dans les discours sur l’évolution, les exemples sont nombreux, et n’aident pas le public à faire le tri. Le célèbre paléontologiste Stephen Jay Gould a souvent critiqué, notamment dans son livre intitulé La vie est belle, la confusion qui consiste à interpréter un « saut adaptatif » comme un progrès qualitatif, qui semblait justifier le perpétuel empilement linéaire des cinq classes de vertébrés, où les poissons donnent naissance aux amphibiens par la fameuse « sortie des eaux » considérée comme sauf adaptatif, les amphibiens aux reptiles par « l’oeuf amniotique », les reptiles aux oiseaux par « l’adaptation au vol », et aux mammifères par les poils et les mamelles. Une véritable phylogénie montre que chaque groupe qui donne naissance à un autre (poissons, amphibiens, reptiles) est incomplet, et comporte des membres plus apparentés à ce qui ne fait pas partie du groupe qu’à ses collatéraux dans le groupe. Ernst Mayr disait lui-même que la classe des reptiles n’était pas délimitée pour elle-même, mais parce qu’elle donnait naissance aux oiseaux. La vision « adaptative » s’accommodait mal avec la phylogénie, et n’était maintenue que parce que l’on accordait plus d’importance à certains sauts adaptatifs conçus comme des « progrès évolutifs ». C’est la forme « évolutionniste » d’une échelle des êtres jadis fixiste, mais surtout fondamentalement une échelle linéaire de valeur. L’homme y est en haut pour des raisons qui n’ont rien à voir avec l’analyse rationnelle de son anatomie. Gould donne des exemples iconographiques de ce mode de pensée, qui se prolonge dans la série linéaire singe quadrupède-homme, souvent détournée, mais derrière laquelle on voit surgir le progrès technique.

Ces échelles linéaires ne font plus partie de la science d’aujourd’hui, mais sont des résurgences culturelles qu’il convient de situer à leur place.

Notons en exergue que la confusion entre discours sur les valeurs et discours sur les faits n’aide pas la compréhension de la théorie de l’évolution. Certains mouvements religieux américains justifient leurs prétentions politiques en prétendant que 80 % des Américains refuseraient que soit enseignée en classe la théorie darwinienne de l’évolution parce qu’ils se sentent offensés par une théorie qui prétend que la vie d’un homme n’a pas plus de valeur que la vie d’un ver de terre. Cette affirmation est une manipulation. La théorie darwinienne de l’évolution ne dit pas cela. En tant que théorie scientifique, elle n’énonce aucune proposition en termes de valeurs. Ce qu’elle dit en revanche, c’est que si la biologie doit rendre compte rationnellement des êtres vivants qui existent, les méthodes avec lesquelles les biologistes assignent une place à l’homme parmi les êtres vivants sont les mêmes que les méthodes avec lesquelles ils assignent une place à un ver de terre ou à une pâquerette. Cette affirmation est de nature uniquement méthodologique, et ne constitue en rien un jugement de valeur.

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