Reconstituer le génome d'un être humain disparu nécessite-t-il forcément de disposer d'un échantillon de son ADN ? Pas forcément ! Une étude pionnière montre qu'il est possible, sous certaines conditions, de reconstruire partiellement le génome d'un homme mort depuis près de 200 ans en analysant le matériel génétique de ses descendants.
L’Islande, île de 102 775 km2 située dans l’Atlantique Nord, à cheval entre les plaques eurasiatique et nord-américaine, est surtout étudiée pour sa géologie très particulière. Cependant, c’est aussi un lieu remarquable pour étudier la génétique humaine.
Colonisée entre 870 et 930 par des colons originaires de Norvège et des Îles britanniques, l’Islande est restée très isolée jusqu’au début du XIXe siècle. La population fondatrice comptait entre 8 000 et 16 000 individus et jusqu’au milieu du XIXe siècle, il n’y a jamais eu plus de 50 000 habitants dans l’île [1]. Les 330 000 islandais actuels descendent donc d’une petite population fondatrice soumise à la dérive génétique pendant plusieurs siècles. Ils forment une population génétiquement très homogène. La généalogie de cette population est de plus très bien connue grâce à l’Íslendingabók (le livre des Islandais), base de données retraçant le lignage de tous les citoyens islandais et résidents légaux d’Islande depuis le IXe siècle [2].
Gísli Pálsson, anthropologue à l’université d’Islande, a entrepris de retracer l’histoire de Hans Jonathan. Cet homme, dont les descendants islandais ont gardé la mémoire, est connu comme défendeur dans le procès qui l’opposa, en 1802 à Copenhague, à la veuve du général Schimmelmann. À partir des récits conservés au sein de sa famille et en épluchant les archives danoises, Gísli Pálsson a réussi à écrire une biographie de la vie extraordinaire du premier habitant de couleur d’Islande [3].
Bref aperçu de la vie d’Hans Jonathan
Hans Jonathan est né le 12 avril 1784 dans les Caraïbes, sur l’île de Sainte-Croix, alors colonie danoise [3]. Il est le fils de l’esclave Emilia Regina, appartenant à Henrietta Cathrina Schimmelmann, l’épouse d’un haut membre du gouvernement des Indes occidentales danoises. L’identité de son père est plus mystérieuse. La seule mention qui en est faite dans les archives danoises est : « Fader blev ingen skriftlig udlagt men erindrer mundtlig blev sagt at vaere Secretarien », soit « Le père est censé être le secrétaire ». Il était très probablement d’origine danoise, d’après l’enquête de Gísli Pálsson, qui a identifié plusieurs pères potentiels.
Hans Jonathan passa les premières années de sa vie à Sainte-Croix. En 1788, le gouverneur Schimmelmann démissionna de son poste et rentra à Copenhague avec sa famille et quelques esclaves, dont Emilia Regina. Hans ne rejoignit sa mère dans la capitale danoise qu’en 1792. Dès lors, il vécut chez les Schimmelmann, au 23 Amaliegade, où il reçut la même éducation que les enfants des maîtres, apprenant même le violon, instrument dont il joua toute sa vie.
En 1801, désireux de s’engager dans la marine danoise, à couteaux tirés avec l’Angleterre et se préparant à un conflit armé, le jeune homme fuit la demeure de ses maîtres. Le 2 avril 1801, il prit part héroïquement à la bataille navale de Copenhague. Suite à cela, Hans fut intégré dans l’équipage d’un navire danois, au grand dam d’Henrietta Schimmelmann, qui porta plainte contre lui ! Il fut arrêté, emprisonné puis jugé par la cour provinciale de Copenhague. Celle-ci rendit un verdict favorable à Henrietta Schimmelmann, qui fut autorisée à déporter Hans Jonathan aux Indes occidentales dans les quinze jours suivant le jugement. Mais elle n’entreprit aucune action dans ce sens. La trace du désormais ancien esclave est alors perdue à Copenhague, mais elle réapparaît en Islande au printemps 1802, autour du comptoir commercial de Djúpivogur. L’Islande est alors une colonie danoise.
Hans Jonathan fut embauché par le directeur de l’épicerie de Djúpivogur et travailla également comme guide de montagne auprès des visiteurs de passage. Il s’intégra très bien à la communauté locale et épousa une Islandaise, Katrín Antoníusdóttir, en 1820, avec qui il eut deux enfants. Comme beaucoup d’Islandais au XIXe siècle, l’ancien esclave resta pauvre, mais libre. Victime d’une attaque, il mourut en 1827. De cet homme descendent 788 personnes, en Islande et aux États-Unis.
Reconstruction du génome africain d’Hans Jonathan
Une étude conduite conjointement par l’entreprise islandaise deCODE Genetics et l’université d’Islande, toutes deux basées à Reykjavík, a permis d’éclaircir les origines africaines de Hans Jonathan [4].
Les génomes de 182 de ses descendants ont été séquencés, dont 61 sont des intermédiaires dans l’arbre généalogique, les autres étant des nœuds terminaux au moment de l'étude, en 2018. Des fragments de chromosomes d’origine africaine ont été identifiés en comparant ces séquences aux bases de données établies par des consortiums internationaux tels que HapMap [5], dont le but est de cartographier les variations génétiques humaines. Pour cela, les chercheurs ont utilisé des méthodes d’analyse de génétique des populations tels que HAPMIX [6]. Chaque chromosome d’un individu donné, issu de deux populations différentes A et B (islandaise et africaine par exemple), est modélisé comme une mosaïque de fragments de chromosomes venant de A ou de B. La méthode HAPMIX utilise pour cela des haplotypes, qui sont des groupes d’allèles proches sur un même chromosome et généralement transmis ensemble. Chaque haplotype est classé comme venant de A ou de B à l’aide de modèles probabilistes. Une partie du génome maternel de Hans Jonathan est ainsi reconstruite en fusionnant les haplotypes conjoints d’origine africaine trouvés chez ses descendants et pas dans le reste de la population islandaise.
Parmi tous les fragments africains identifiés chez les descendants de Hans Jonathan, certains se retrouvent ailleurs dans la population islandaise. Ils ne viennent donc pas du génome de l’ancien esclave, mais de brassages plus récents. Ils ont donc été éliminés du génome reconstruit d'Hans Jonathan. D’autres fragments, présents chez un descendant mais pas chez ses ancêtres en ligne directe aussi séquencés, ne peuvent pas venir de Hans Jonathan et ont également été éliminés de l’étude. En regroupant les chevauchements, ce sont au total 50 fragments du génome du premier Islandais d’ascendance africaine qui ont été retrouvés. Ils recouvrent 1,091 Gb (soit 1,091 milliards de paires de bases), ce qui représente 38 % du génome haploïde, c’est-à-dire 38 % du génome maternel d’Hans Jonathan.
En utilisant un descendant patrilinéaire d’Hans Jonathan de sixième génération, les chercheurs ont identifié son chromosome Y. Il appartient à l’haplogroupe I, absent dans les populations africaines et principalement présent en Europe. Cela signifie que le père d’Hans Jonathan était d’origine européenne. Par ailleurs, deux gros fragments d’origine africaine se retrouvent sur le chromosome X d’un descendant de cinquième génération d'Hans Jonathan. Or le chromosome X de ce dernier lui provenait de sa mère, Emilia Regina. Ces résultats génétiques sont bien cohérents avec les données généalogiques.
Une fois le génome d'Hans Jonathan partiellement reconstitué, des analyses statistiques multivariées ont été utilisées pour retracer l’origine géographique des fragments africains. Ces analyses multidimensionnelles consistent à représenter des données situées dans un espace de dimension n dans un espace de dimension plus petite, typiquement de dimension 2 ou 3. Dans cette étude, les données sont les séquences de tous les haplotypes étudiés (90 078 loci séquencés dans des jeux de données de référence de populations africaines, européennes et asiatiques). Les points les plus similaires, c’est-à-dire ceux qui partagent le plus d'haplotypes identiques, sont les plus proches dans ce nouvel espace (Figure 4). Les individus (correspondant aux points) se retrouvent groupés par population. Nous observons que le génome africain d’Hans Jonathan est associé aux populations d’Afrique de l’Ouest, tout particulièrement des Yoruba du Bénin [7].
Conclusion
Ce travail est inédit dans le domaine de l’ADN ancien. En effet, la localisation de la tombe de Hans Jonathan n’étant pas connue, il était a priori impossible d’étudier son génome. Mais, grâce à la généalogie très bien documentée des Islandais, il a pu être reconstruit à partir de données génétiques actuelles !
En raison de l’isolement géographique et par conséquent génétique de l’Islande, l’introduction d’un patrimoine génétique africain est plus facilement visible au sein de cette population qu’elle ne le serait dans une population avec une plus grande mixité génétique. Remonter la lignée d’un seul individu aurait difficilement été possible dans d’autres pays, où la présence d’esclaves venus d’Afrique n’était pas exceptionnelle.
Cette étude génétique contribue à l’écriture d’une histoire familiale, qui s’attache à décrire le destin d’individus associés à l’histoire de l’Islande et de la traite des esclaves.
Dans un futur proche, il pourrait être possible de trancher définitivement quant à l’identité du père de Hans Jonathan. La quête de ses origines n’est pas encore achevée.
Références
[1] Ebenesdóttir et al., Ancient genomes from Iceland reveal the making of a human population, Science, 360, 1028-1032 (2018)
[2] https://www.islendingabok.is/ (consulté en mars 2020)
[3] Gísli Pálsson, Hans Jónatan, maðurinn sem stal sjálfum sér (Reykjavík, Man og menning, 2014), édition révisée en 2016 (The University of Chicago Press). Traduction française chez Gaïa sous le titre : L’homme qui vola sa liberté – Odyssée d’un esclave (2018)
[4] Jagadeesan et al., Reconstructiong an African haploid genome from the 18th century, Nature Genetics, 50, 199-205 (2018)
[5] The International HapMap Consortium, The International HapMap Project, Nature, 426, 789-796 (2003)
[6] Price et al., Sensitive Detection of Chromosomal Segments of Distinct Ancestry in Admixed Populations, PLoS Genetics, 5 (2009)
[7]Fortes-Lima et al., Genome-wide Ancestry and Demographic History of African-Descendant Maroon Communities from French Guiana and Suriname, AJHG, 101, 725-736 (2017)