En fonction des conditions environnementales et des pressions anthropiques, la biomasse globale des forêts peut augmenter ou diminuer au cours du temps. En modélisant les effets de différents facteurs sur l'évolution de la biomasse forestière, et en recoupant les résultats obtenus avec les données d'observation des stocks de carbone forestiers entre 1990 et 2020, notre étude montre que la déforestation entraîne une diminution du stock global de carbone de la biomasse des forêts. Cette diminution n'est que partiellement compensée par l'augmentation du taux de croissance des arbres.
Contexte et lacunes scientifiques
Les forêts offrent un grand potentiel de solutions fondées sur la nature pour atténuer le changement climatique. En effet, à l’échelle globale, les forêts absorbent le CO2 atmosphérique et l’intensité de ce flux de carbone croît depuis plusieurs dizaines d’années. Ceci est dû à une accélération de la croissance des forêts qui résulte d’un ensemble de mécanismes : fertilisation de la croissance des arbres par l’augmentation des concentrations atmosphérique en CO2, allongement de la période de croissance – surtout dans les zones boréales et tempérées – due à l’élévation des températures printanières et automnales, fertilisation en azote par les retombés atmosphériques d’ammoniaque1–6. Toutefois, l’importance relative de l’accélération de la croissance des forêts par rapport à d’autres mécanismes dans l’absorption du carbone par la biomasse restait peu quantifiée avant notre étude publiée en 2021 dans Nature Communications 7.
Méthode
Un modèle parcimonieux de croissance forestière
Avec mes collègues de l’Institut d’écologie sociale de Vienne, nous avons élaboré un modèle parcimonieux de la croissance de la végétation dans les forêts, nommé CRAFT8 (CaRbon Accumulation in ForesT, Figure 1). Ce modèle a été conçu avec pour objectif de pouvoir déterminer l’importance relative de différents phénomènes (déforestation, incendies, taux de croissance et exploitation du bois) dans le flux net de carbone entre la biomasse des forêts et l’atmosphère.
Ce modèle simule la croissance annuelle des forêts (productivité primaire nette, $NPP$) comme une fonction parabolique de la biomasse sur pied (aérienne et souterraine, $B$). Cette fonction dépend de trois paramètres clés : le taux de croissance annuel $r$ en 1990 qui correspond au rapport entre la production primaire nette annuelle et la biomasse sur pied (an-1), la variation $α$ du paramètre $r$ entre 1990 et 2020 (%.an-1), et la capacité de portance théorique $K$ qui correspond à la biomasse maximum que pourrait théoriquement atteindre un hectare de forêt en l’absence de mortalité (tC.ha-1). Nous avons utilisé les données d’observation de la biomasse des forêts mises à disposition par la FAO à un niveau de résolution spatiale nationale pour calibrer la valeur de ces trois paramètres.
$$\mathit{NPP}=\mathit{\alpha rB}\left(1-\frac B K\right)$$
Une fois cette calibration des paramètres réalisée, la dynamique temporelle est calculée par une fonction de récurrence : la biomasse à un instant t+1 est calculée comme la différence entre d’une part la somme de la biomasse à l’instant t et la production primaire annuelle et d’autre part la somme des pertes annuelles de biomasse par la récolte, la mortalité, la déforestation et les incendies.
$$B_{n+1}=\left[B_n+\mathit{NPP}_n-\left(1+\mathit{PR}\right)R_{n+1}-\mathit{PF}_{n+1}-mB_n\right]\times \mathit{MIN}\left(1,S_n/S_{n+1}\right)$$
Avec $n$ le pas de temps (an) ; $NPP$ la production primaire nette (tC ha-1) ; $B$ la densité de la biomasse (tC ha-1) ; $PR$ les pertes à la récolte (%) ; $R$ le taux de récolte (tC ha-1) ; $PF$ les pertes par le feu (tC ha-1) ; $m$ le taux de mortalité (%) et ; $S$ les surfaces forestières (ha).
Ce modèle nous a permis de reproduire très précisément les données d’observation à l’échelle nationale de la FAO sur la période 1990-2020, ce qui est une manière d’évaluer la performance du modèle. Nous avons choisi cette période car il s’agit de celle où les données de la FAO sont disponibles de manière homogène pour tous les pays du monde. Les données ont ensuite été sommées pour obtenir des résultats à l’échelle mondiale.
Une approche contrefactuelle
Pour isoler et quantifier l’influence des différentes causes des émissions de la biomasse forestière, nous avons développé une approche contrefactuelle. Ce type d’approche consiste à « faire comme si ». Nous nous sommes posés plusieurs questions : quels auraient été les stocks de carbone dans la biomasse forestière si les surfaces des forêts étaient restées constantes depuis 1990 ? Si le taux de croissance annuel (le paramètre $r$) était resté constant depuis 1990 ? Si la récolte annuelle était restée constante depuis 1990 ? Si les surfaces incendiées étaient restées constantes depuis 1990 ? En l’absence de toute récolte depuis 1990 ? En l’absence de tout feu de forêt depuis 1990 ? Notre modèle CRAFT permet de simuler cette dynamique pour chacun des scénarios contrefactuels testés. La comparaison entre les stocks de carbone réel (données de la FAO) et ceux simulés par notre modèle dans chacune des analyses contrefactuelles en 2020 permet ensuite d’évaluer les effets de chacune des variables.
Principaux résultats de notre étude
Grâce à notre modèle, nous avons pu déterminer l’importance relative de l’accélération de la croissance des forêts dans l’absorption de carbone atmosphérique par rapport à trois autres facteurs : les changements de surface forestière, les changements d’intensité de la récolte du bois et les changements de surfaces forestières affectées par des incendies. Nos résultats sont clairs : c’est bien l’accélération du rythme de croissance des forêts qui, durant la période 1990-2020, a partiellement compensé les émissions de carbone par les forêts mondiales, principalement causées par la déforestation dans les tropiques (Figure 2).
Ce résultat est alarmant car cette accélération de la croissance est un effet des perturbations environnementales et climatiques mentionnées ci-dessus. Or, la pérennité de cet effet est très incertaine. D’autres études montrent ainsi que les effets du changement climatique sur la croissance des arbres pourraient s’inverser dans un futur très proche11–14. Notre étude insiste donc sur l’urgence à mettre en œuvre des stratégies plus sûres pour préserver le puits de carbone constitué par l’ensemble des forêts de la planète, à commencer par la fin de la déforestation et l’abaissement du niveau des récoltes de bois.
Notre modèle nous a également permis d’estimer que si la superficie des forêts n’avait pas été réduite entre 1990 et 2020, au lieu d’une émission de 0,74 GtC, il y aurait eu un puits de carbone de 26,9 GtC dans les forêts mondiales. Sans une augmentation de la récolte de bois depuis 1990, il y aurait eu un puits de 4,9 GtC, et dans l’hypothèse où il n’y aurait pas eu de récolte du tout, le puits aurait même été de 49,1 GtC. Seule l’augmentation du taux de croissance des forêts a permis de compenser partiellement les émissions de carbone depuis la biomasse forestière. Sans cette augmentation, les émissions cumulées auraient été de 7,4 GtC sur la période 1990-2020, soit dix fois plus que les émissions réelles.
Les forêts : des sources ou des puits de carbone ?
Les forêts agissent-elles comme des sources ou bien comme des puits de carbone ? Pour répondre à cette question, il est nécessaire de bien définir ce que l’on appelle « forêt ». Si l’on considère l’ensemble de l’écosystème forestier (biomasse vivante, bois mort, litière, sols), celui-ci agit bien comme un puits de carbone, piégeant environ 1,8 GtC/an. Par contre, si l’on s’en tient uniquement à la biomasse vivante, alors les forêts sont, sur la période 1990-2020, des sources de carbone responsables de l’émission de 0,74 GtC. Par ailleurs, et comme le montre notre étude, ces émissions sont causées par les activités humaines via la déforestation et la récolte du bois.
Références
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