Après avoir défini le terme d'eutrophisation, et la localisation de ce phénomène dans les eaux douces ou marines littorales, l'article en précise l'origine (majoritairement les activités humaines) et propose quelques pistes permettant de lutter contre les conséquences délétères mais surtout les causes de ce dérèglement écologique.
L’eutrophisation (du grec eutrophos signifiant « bien nourri, nourrissant » ; trophos signifiant « nourriture » et le préfixe eu- signifiant « abondant, bien ») est un syndrome saisonnier de mauvaise qualité des eaux douces ou marines littorales. Les manifestations les plus visibles en sont l’apparition au printemps et en été de marées vertes dans les eaux marines littorales, et une eau verte ou brune pour les eaux des lacs et des rivières (Fig. 1).
Ces manifestations correspondent à un déséquilibre écologique lié à des apports trop importants en phosphore (y compris sous forme de phosphate PO43-) et en azote (nitrate NO3-). Ces apports entraînent une explosion du développement des végétaux aquatiques. Cette accumulation locale de biomasse trop importante est à l’origine de différents effets indésirables : appauvrissement de la biodiversité, nuisances visuelle et olfactive, gène pour la baignade, difficultés dans le traitement de l’eau (eau potable), dégagements gazeux, colonisation par des algues produisant des toxines comme certaines Cyanophycées, etc. Le contexte géologique et hydrodynamique joue également un rôle dans le développement du phénomène.
L’eutrophisation peut être un phénomène naturel, qui s’étale alors sur plusieurs centaines à milliers d’années. Mais le plus généralement, le développement récent et important du phénomène est dû à une origine anthropique. C’est plus particulièrement de cette eutrophisation anthropique dont il sera question dans ce document.
Les mécanismes de l’eutrophisation
Les causes de l’eutrophisation d’un milieu
Le développement des végétaux aquatiques est influencé par différents facteurs de l’environnement, dont les principaux facteurs limitants potentiels sont la lumière, la température et la disponibilité en azote et en phosphore.
Sous nos climats, du mois d’octobre au milieu du mois de mai, lumière et température sont les facteurs limitants de leur développement. Au printemps et en été, ce sont au contraire les concentrations en azote et/ou en phosphore qui vont être les facteurs limitants. En effet, la teneur de l’eau en ces deux éléments est normalement minimale, voire quasi-inexistante, en cette période de l’année.
Cependant, depuis plusieurs dizaines d’années, les activités humaines (agriculture, rejets domestiques, rejets industriels) libèrent de grandes quantités d’azote et de phosphore dans le milieu naturel, provoquant une élévation importante de leurs concentrations dans les eaux continentales et marines littorales. Cette élévation de la teneur en N et P entraîne une augmentation du développement de la végétation aquatique, température et lumière étant alors à leurs niveaux maximaux de l’année. La végétation concernée est composée de différentes espèces de plantes vasculaires aquatiques, de macro-algues et de micro-algues. En certains endroits, on arrive à des situations de saturation dans la croissance de ces végétaux, les conditions du milieu n’agissant plus comme facteur limitant.
De l’hyperfertilisation des eaux à l’eutrophisation des milieux
Étant normalement le facteur limitant durant la période estivale, un apport important en phosphore et phosphates, que l’on trouve en particulier dans des détergents et des engrais, va entraîner un fort développement de la végétation aquatique durant cette période. Cette végétation constitue une source abondante de matière organique et va permettre le développement de nombreuses bactéries aérobies. En milieu calme (notamment : lacs, mais aussi cours d’eau calme, lagunes), les couches profondes peu renouvelées vont alors s’appauvrir en oxygène. Du coup, les bactéries aérobies ne vont pas pouvoir consommer toute la matière organique, et celle-ci va s’accumuler sur le fond dans un milieu de plus en plus dépourvu en oxygène (anoxie). Les bactéries aérobies vont alors être remplacées par des bactéries anaérobies, ce qui va entraîner la fermentation anaérobie des dépôts, source de dégagement gazeux de type sulfure d’hydrogène, méthane ou ammoniac. Cette situation entraîne la disparition de nombreuses espèces végétales (manque de lumière du fait d’une couverture végétale au niveau des eaux de surface bien oxygénées, voir Fig. 2) et animales (manque de dioxygène, couverture des fonds rocheux par les dépôts végétaux). Dans les milieux où l’hydrodynamisme est plus important (cours d’eau rapide, littoral soumis à la houle et aux marées) l’agitation de l’eau ne permettra pas l’accumulation constatée en milieu calme, ce qui limitera en particulier l’anoxie du milieu.
Causes et conséquences
Il est important de bien faire la distinction entre la cause du phénomène et ses conséquences.
La cause est une hyperfertilisation du milieu aquatique, généralement en lien avec l’activité humaine.
La conséquence en est le développement d’une biomasse localement trop importante qui excède les capacités du milieu à la consommer ou à l’exporter, entraînant une dégradation de ce milieu avec une notion de nuisance pour l’Homme.
Le stade ultime de ce phénomène est marqué par une anoxie sévère, une diminution très importante de la biodiversité, des dépôts de matières organiques et la fermentation de ceux-ci, etc. Des stades intermédiaires avec des conséquences moins importantes sont, bien sûr, observés, mais le terme d’eutrophisation est généralement associé à un stade de dégradation entraînant l’apparition de nuisances.
Signalons que certains chercheurs préfèrent parler d’eutrophisation lors de l’apparition des premières nuisances, et de dystrophisation ou d’hypertrophisation, pour insister sur le caractère déséquilibré de cette situation (les préfixes dys et hyper signifiants respectivement « difficile, mauvais fonctionnement » et « excessif »), pour désigner une situation très dégradée.
L’eutrophisation des eaux continentales de surface et marines littorales
L’eutrophisation des eaux continentales de surface
Il est généralement admis que le phosphore est le facteur limitant du développement des végétaux aquatiques vivant dans les eaux douces continentales de surface (lacs et rivières). En effet, sa teneur moyenne est de 0,000001 %. La concentration en azote est moins limitante dans les milieux lacustres ou fluviatiles, sa concentration restant plus élevée même dans les milieux oligotrophes (faiblement nutritifs). Par ailleurs, les micro-algues que l’on retrouve dans les milieux d’eau douce eutrophisés sont souvent des Cyanophycées capables d’utiliser l’azote atmosphérique, qui n’est alors plus un facteur limitant.
L’eutrophisation des eaux continentales de surface est importante puisqu’en France, près d’un tiers est concerné par ce phénomène. Les conditions sont en effet favorables à son développement : hydrodynamisme souvent faible, eaux souvent peu profondes, sources importantes en nutriments (ruissellement, drainage des sols cultivés alentours, etc.).
L’eutrophisation des eaux marines littorales
Les apports en azote et phosphates des eaux marines littorales proviennent généralement des cours d’eau qui se déversent dans la mer. Au contraire des eaux continentales, en période estivale la disponibilité en azote semble être le facteur généralement limitant du développement des végétaux aquatiques dans ces eaux, mais le phosphore semble également avoir une influence.
Cela dit, certaines actions locales visant à limiter le phénomène d’eutrophisation en diminuant plusieurs années de suite les rejets en phosphore se sont révélées peu concluantes. Ce résultat s’explique notamment par le fait que l’azote et le phosphore ont un comportement différent aux embouchures des cours d’eau. Si l’azote est rapidement dilué dans la masse d’eau marine, une partie du phosphore est captée par les sédiments marins. Il existe donc des stocks importants de phosphore (dans les sédiments marins mais également le lit des rivières et les sols cultivés) susceptibles d’être relargués et à même de maintenir une concentration non-limitante pour la végétation aquatique durant une longue période, même si les apports sont fortement diminués.
L’eutrophisation des eaux marines littorales va être très dépendante du contexte géologique. Les zones les plus à risques ont des fonds peu profonds (maintien d’une concentration en nutriments plus importante par moindre dilution, proximité des sédiments pouvant relarguer des sels nutritifs, température plus élevée, luminosité maximale) et ayant un hydrodynamisme faible, car partiellement protégées de l’agitation marine (estuaires, zones enclavées, zones confinées). Les végétaux qui se développent sont souvent des macro-algues vertes comme des Ulves (Fig. 3) et des Entéromorphes, mais aussi du phytoplancton non-toxique (micro-algues) dans des milieux protégés, c’est pourquoi on parle de « marée verte ».
Il faut bien faire la distinction entre ces marées vertes et les marées rouges qui sont totalement différentes et liées à un développement de phytoplancton éventuellement toxique.
Cette prolifération va former des rideaux flottants de végétation au bas des plages, ainsi que des dépôts en haut des plages et dans la zone de balancement des marées (Fig. 3), générant des nuisances visuelles et olfactives, préjudiciables aux activités marines et au tourisme. Si une sédimentation de ces algues créant des conditions anoxiques est possible dans les zones les plus protégées (par exemple des lagunes), l’agitation liée à la houle et aux marées est heureusement souvent suffisamment importante pour éviter ce phénomène.
Lutter contre l’eutrophisation
Pour lutter contre les conséquences délétères, notamment sur le tourisme, les communes et départements touchés sont souvent obligés d’organiser le ramassage des dépôts d’algues présents sur les plages (voir Fig. 4). Les actions de ce type, si elles sont utiles, restent coûteuses et ne constituent évidemment pas une solution durable au problème des marées vertes et plus largement au phénomène d’eutrophisation des milieux dans son ensemble.
Pour lutter efficacement contre l’eutrophisation des milieux, il faut s’attaquer à la cause de ce dérèglement. Cela passe donc par une réduction des apports en azote et phosphore aux eaux de surface continentales et marines littorales. Dans l’idéal, il faudrait diminuer les rejets à la source : diminution de l’utilisation de détergents et d’engrais contenant ces éléments, soit par voie législative (en France les phosphates sont interdits dans les lessives depuis le 1er juillet 2007 et, depuis le 10 février 2012, l'Union européenne a officiellement restreint leur utilisation), soit par des bonnes pratiques (pratiques culturales permettant de limiter l’utilisation d’intrants).
Mais il est également possible de traiter plus, et mieux, les eaux usées domestiques et industrielles pour éliminer ces éléments (la directive européenne 91/271 du 21 mai 1991 oblige les États membres à déphosphater les eaux usées), afin d’en éliminer toute trace. On peut enfin prévoir une meilleure gestion de l’espace, avec par exemple des zones tampons entre les champs et les cours d’eau pour permettre une utilisation d’une partie de ces éléments par les végétaux terrestres, restaurer le bocage qui limite l’écoulement des eaux pluviales et l’entraînement des éléments minéraux, etc.
Conclusion
L’eutrophisation des eaux continentales de surface et marines littorales est un phénomène dont le développement ces dernières décennies a pour origine la forte augmentation des rejets en azote et en phosphore liés à l’activité humaine. L’agriculture est la première contributrice, surtout concernant l’azote, du fait d’une utilisation massive d’intrants, puis viennent les rejets domestiques (détergents, intrants utilisés pour les jardins à usage récréatif, etc.) et les rejets liés à l’activité industrielle.
Des solutions existent pour limiter les rejets : agriculture raisonnée, dénitrification et déphosphatation des eaux usées, utilisation de zéolite au lieu de phosphate dans les lessives, aménagement des bassins versants, etc. La mise en place de ces solutions est d’autant plus importante que des stocks importants d’azote et de phosphore sont accumulés dans les sédiments, les sols et les eaux souterraines, stocks qui alimenteront les eaux continentales de surface et marines littorales en phosphore et en azote pendant de nombreuses années.