Cet article décrit la mise au jour du squelette d'un jeune Australopithecus afarensis, à proximité du site de découverte de Lucy. Il présente les divers arguments qui ont permis de l'attribuer à une espèce.
L’Afrique est la terre d’origine du rameau humain de l’évolution et l’Éthiopie est fameuse pour l’abondance en certains de ses fossiles. Voici que, depuis 2006, s’ajoute à cet ensemble le plus ancien fossile d’enfant, presque complet, jamais exhumé. Comment a-t-il été découvert et qu’enseigne son étude ?
Sa découverte
En 1999, Zeresenay Alemseged, jeune chercheur éthiopien formé en France, puis rattaché à l’Institut de paléoanthropologie de Leipzig en Allemagne, décide de revenir dans son pays pour mener des fouilles dans la région de l’Hadar. C’est une région très riche en fossiles appartenant au rameau humain et célèbre pour la découverte en 1974, par Donald Johanson et son étudiant Tom White, de Lucy, une australopithèque (Australopithecus afarensis) au squelette très bien conservé, datée de − 3,2 millions d’années (Ma), d’une taille comprise entre 1,10 m et 1,20 m, morte vers 20 ans, bipède et peut-être arboricole (la question est toujours débattue…). La chanson des Beatles, Lucy in the sky, passait en boucle dans le camp, la nuit de cette découverte…
En novembre 2000, accompagné d’une petite équipe de collaborateurs, Alemseged reconnaît, affleurant au sol à 4 km du site de la découverte de Lucy, la face d’un enfant qui, avec ses petites canines et ses arcades sourcilières peu marquées, n’est sûrement pas celle d’un singe. La découverte semblant d’importance, l’équipe s’empresse de retourner à Addis-Abeba, empruntant 450 km de pistes, pour se munir des instruments indispensables au prélèvement du bloc gréseux dans lequel le fossile était encastré.
Pas moins de cinq saisons de travail sur le terrain furent nécessaires pour aller à la recherche d’autres fragments dans ce site torride, infesté de moustiques et souvent sillonné par des bandes armées. Il fallut autant d’années au laboratoire pour libérer, grain par grain, l’enfant tout recroquevillé à l’intérieur de sa gangue dans laquelle, lors de la crue d’une rivière avoisinante dans cette région alors humide et partiellement boisée, il avait été rapidement enfoui, et ainsi mis à l’abri des charognards.
Au bout de cinq ans de ce méticuleux et laborieux travail, le résultat est déjà magnifique, avec un crâne, un torse, des membres supérieurs et inférieurs largement dégagés. La comparaison du squelette avec les multiples échantillons (500) présents dans les coffres-forts du musée d’Addis-Abeba et d’autres sites africains le fait reconnaître comme un Australopithecus afarensis. Il a été nommé à la fois Selam (qui veut dire paix dans de nombreux langages éthiopiens), Dikika (du nom de l’endroit où il fut découvert) ou, affectueusement, « petite Lucy », en hommage à Lucy découverte quelque 30 ans plus tôt.
Mais certains scientifiques regrettent que ce travail ait été publié avant la description complète du fossile (elle demandera bien encore… cinq années d’efforts). Tandis que d’autres s’en réjouissent, et de simples amateurs aussi. Car ce fossile est d’ores et déjà riche d’enseignements (voir références 1 à 7).
Son âge et son sexe
Son âge géologique est sûr : aux alentours de − 3,3Ma. Le squelette de Dikika est en effet associé à des cendres que l’on retrouve sur d’autres sites est-africains et qui ont pu être datées par des méthodes de datation absolue. Il précède donc de 100 000 ans celui de Lucy (aux alentours de − 3,2Ma). Il est beaucoup plus récent que Sahelanthropus tchadensis (− 7Ma) surnommé Toumaï et découvert au Tchad, ou que Orrorin tugenensis (− 6Ma) découvert au Kenya, mais assez contemporain de Kenyanthropus platyops (− 3,5Ma) lui aussi découvert au Kenya.
Son âge biologique et son sexe sont plus hypothétiques. L’estimation s’est fondée sur l’étude des dents très bien conservées, tant pour les dents de lait que pour les dents définitives encore incluses dans les mâchoires (mais visibles au scanner).
Le travail a alors consisté à comparer la taille des dents non encore émergées à celles d’être humains et de chimpanzés actuels, d’âges variés et des deux sexes.
La meilleure correspondance du squelette du spécimen d'Australopithecus afarensis a pu être établie avec une jeune chimpanzé femelle âgée de trois ans. D’où l’hypothèse d’une fillette de trois ans, nommée affectueusement « petite Lucy » en l’honneur de Lucy, ou parfois « la fille » de Lucy, parce que c’est le genre d’enfant que celle-ci aurait pu avoir. Mais bien sûr, les dents d’A. afarensis ne croissaient pas forcément à la même vitesse que celles des chimpanzés actuels…
Son crâne et sa tête
Le crâne de la petite Lucy a le grand intérêt de contenir un moulage endocrânien exceptionnellement bien conservé (si bien conservé que les aires cérébrales pourront y être lues), qui donne une idée très précise du volume de son cerveau au moment de sa mort, soit 330 cm3, un volume proche de celui d’un chimpanzé actuel qui aurait le même âge. Cependant, si chez ce dernier le cerveau de trois ans correspond déjà en volume à 90 % de celui du chimpanzé adulte, celui de la petite Lucy ne représente que 63 % à 80 % de celui d'un Australopithecus afarensis adulte. Ce caractère de croissance lente du cerveau rapproche la petite Lucy de l’espèce humaine.
De plus, le fossile contient un os très rarement représenté dans les archives fossiles : l’os hyoïde, qui soutient les muscles de la langue et accroît chez les humains la mobilité de la langue et du larynx, en partie responsable de leur langage articulé (voir référence 8).
L’os hyoïde de la petite Lucy ressemble à celui d’un chimpanzé ou d’un gorille, ce qui éloigne de l’idée qu’elle pouvait disposer d’une forme de langage articulé.
Celui de Néandertal au contraire, très proche de celui des humains, fait considérer que cette espèce pouvait être dotée d’un tel langage, ce qui cadrerait bien avec son comportement élaboré (outils de pierre, enterrement des morts…). Mais les débats restent vifs sur ce point entre paléontologues.
Quant aux parties masticatrices des dents de sa mâchoire inférieure, ou mandibule, elles ne peuvent être pour le moment comparées à celles, adultes, du modèle de référence (LH4, du site de Laetoli), puisque ces dents sont toujours engrenées dans celles de la mâchoire supérieure. Ce délicat travail de désincrustation sera justement l’une des nombreuses tâches qu’entreprendront les collaborateurs de l’équipe d’Alemseged dans les années qui viennent.
Sa locomotion
Elle continue de susciter d’importants débats : certains auteurs estiment que cette espèce était presque exclusivement bipède, tandis que d’autres pensent qu’elle était aussi en partie arboricole. Qu’apporte de nouveau sur cette question la petite Lucy par rapport à ce que nous a appris Lucy ?
Une locomotion bipède ?
Divers caractères anatomiques plaident chez Lucy en faveur de la locomotion bipède. Citons en exemple l’angle du fémur entre hanche et genou qui rapproche les pieds dans l’axe de symétrie du corps.
Les fameuses traces de pas de Laetoli (découvertes en 1978 par Mary Leaky dans l’actuelle Tanzanie) d’abord attribuées à A. afarensis, plaidaient également en faveur de la locomotion bipède : un pied afarensis reconstruit à partir de divers fragments osseux y laissait les mêmes traces sur des cendres humides que les empreintes fossiles – gros orteil peu divergent de l’axe du pied (contrairement à celui des singes actuels), existence d’une voûte plantaire (favorable à une marche aisée) comme chez les la plupart des humains actuels…
Le problème est que ce pied a été reconstitué pour partie avec un os d’Homo habilis de Laetoli (− 1,8 Ma), beaucoup plus récent qu’A. afarensis, et que cet os est justement celui de la voûte plantaire ! (voir référence 9)
Il n’est donc pas prouvé que les traces de Laetoli soient celles d’un afarensis, et seuls tiennent pour l’instant les arguments anatomiques convaincants retrouvés également chez la petite Lucy, tel l’angle que font entre eux son fémur et son tibia. En se fondant sur eux, on peut avancer que Lucy et la petite Lucy étaient bipèdes.
Une locomotion également arboricole ?
Mais d’autres caractères anatomiques (longs bras et phalanges de la main recourbées) plaident en faveur d’une aptitude également arboricole chez ces dernières.
La découverte de la petite Lucy apporte des arguments nouveaux en faveur de cette thèse : ses deux omoplates, qui ont été conservées, montrent que la cavité articulaire accueillant l’humérus est dirigée vers le haut, comme chez le jeune gorille qui est capable de grimper dans les arbres. L’observation au scanner des canaux auriculaires, qui jouent un rôle déterminant dans l’équilibre de l’Homme bipède, montre également une plus grande ressemblance avec ceux de singes arboricoles.
Ces arguments seront-ils confortés par l’analyse des orteils lorsqu’ils auront été totalement dégagés de leur gangue gréseuse ? Recourbés ? Préhensiles ? Il est en tout cas prématuré de s’autoriser à dessiner son pied, comme l’a fait National Geographic dans son article de novembre 2006. Trouvera-t-on des détails infimes, inscrits sur les os des membres, qui seuls pourront dire de quelle manière les orteils étaient utilisés chez Lucy comme chez la petite Lucy ?
Les débats continuent et il est encore trop tôt pour apprécier l’importance relative de la locomotion bipède par rapport à la locomotion arboricole chez A. afarensis.
Quels que soient les résultats des études à venir, il faudra bien garder à l’esprit que la locomotion bipède est apparue de multiples fois et de façon variée au cours de l’évolution : chez un petit lézard bipède à l’ère Primaire (− 290Ma), chez certains Dinosaures à l’ère Secondaire et, plus près de nous, chez les premiers spécimens du rameau humain (Sahelanthropus, Orrorin), présumés partiellement bipèdes. La bipédie s'observe encore aujourd'hui chez les Oiseaux, ou bien encore chez les kangourous.
Conclusion
Selam, Dikika, autrement dit la « petite Lucy », âgée d’environ trois ans et datant de 3,3 Ma, est actuellement l’enfant (peut-être une fillette) le plus ancien et le mieux conservé du rameau humain. Il faut faire un bond de plus de trois millions d’années et arriver vers − 200 000 ans pour trouver un autre enfant aussi bien conservé, un petit garçon Néandertal d’environ deux ans, mis au jour en fragments dispersés dans la grotte de Dederiyeh, en Syrie, et reconstitué aujourd’hui numériquement. Les fossiles d’enfants se conservent en effet très mal dans le temps parce que leur squelette est incomplètement ossifié. (voir référence 10)
La « petite Lucy » présente les traits d’une évolution mosaïque où se côtoient des caractères anatomiques proches de ceux de Primates non-humains (os hyoïde, canaux auriculaires, omoplates), d’autres proches de ceux des êtres humains actuels (dont le fémur et le tibia croisés), et d’autres encore intermédiaires entre non-humains et humains actuels (comme la vitesse de croissance du cerveau).
Son ADN, hélas, ne pourra être analysé comme commence à l’être l’ADN génomique d’un Néandertal de 38 000 ans. En effet, même conservée dans des conditions optimales, cette molécule finit par se dégrader complètement au bout de 100 000 ans, dans le meilleur des cas (voir référence 11).
Même sans cela, cette jeune arrivante permet à un sapiens paléontologue, son lointain parent, d’étudier pour la première fois le développement d’un Australopithèque afarensis.
Bibliographie
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L'enfant de Dikika. (2006) National Geographic France. 86.
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Selam, bébé grimpeur. (2006) La Recherche. 402:16.
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Le bébé de Lucy. (2007) Pour la Science. 352:82-88.
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A juvenile early hominin skeleton from Dikika Ethiopia. (2006) Nature. 443(7109):296-301.
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Palaeoanthropology: A precious little bundle. (2006) Nature. 443:278-281.
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Hominid evolution and development. Nature.com. Petites vidéos la découverte de Petite Lucy.
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Lucy's baby. (2006) Scientific American.com.
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Des gestes à la parole. (2006) Les dossiers de La Recherche. Août-oct 2006:64.
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Footprints to Fill Flat feet and doubts about makers of the Laetoli track. (2005) Scientific American.com.
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New Discovery of a Neanderthal Child Burial from the Dederiyeh Cave in Syria. (1999) Paleorient.
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Neanderthal genome sees first light. (2006) Nature. 444(7117):254.