Compte-rendu de lecture de l’ouvrage d’Hervé Le Guyader : Geoffroy Saint-Hilaire. Un naturaliste visionnaire : « querelle des analogues », homologie, homoplasie et « évo-dévo » (évolution-développement).
Cet article a également été publié sur Planet-Terre, site de ressources en géologie pour les enseignants. Vous pouvez le retrouver ici.
Les éditions Belin rééditent au format de poche plusieurs études biographiques de savants. Parmi celles-ci figure l’ouvrage [1] consacré par le biologiste du Muséum national d’histoire naturelle Hervé le Guyader à son lointain prédécesseur Étienne Geoffroy Saint-Hilaire (1772-1844), premier titulaire de la chaire de Zoologie des Vertébrés au Muséum, à côté de Jean-Baptiste Lamarck, le premier concepteur d’une théorie « transformiste » des espèces, et de son ami, puis rival et adversaire, Georges Cuvier.
Hervé Le Guyader s’attache particulièrement à cet affrontement entre ces deux grands naturalistes et anatomistes, soulignant combien il fut sous-tendu, au-delà des questions scientifiques sensu stricto, par l’opposition des tempéraments, des modes de pensée et des convictions spirituelles et politiques des deux hommes : Geoffroy Saint-Hilaire, le catholique rebelle devenu agnostique, porté à la théorisation, contre Cuvier, le protestant contorsionniste qui profita de tous les régimes politiques, mais intransigeant sur la primauté de l’observation.
Le texte d’Hervé Le Guyader est finalement assez court ; la plupart des anecdotes biographiques ou des détails historiques sont renvoyés en notes, lesquelles constituent donc une bonne part de l’ouvrage que l’on aurait tort de négliger (on y trouvera notamment la transcription complète du commentaire de Goethe sur la querelle de 1830). L’essentiel du livre est en fait occupé par les fac-similés des principaux écrits de Geoffroy Saint-Hilaire, notamment le texte complet des Principes de Philosophie zoologique, au cœur du conflit qui opposa Geoffroy Saint-Hilaire à Cuvier ainsi que d’autres documents historiques, comme le compte-rendu de ses obsèques, en juin 1844, fac-similés imprimés sur un papier légèrement différent de celui du texte moderne. Les chapitres 2 et 3 de l’ouvrage viennent en fait introduire ces documents et expliquer leur implication dans la controverse qui sépara les deux savants.
Ces chapitres et les trois suivants, après avoir décrit les principaux événements marquant les vies de Geoffroy Saint-Hilaire et de Cuvier, analysent et contextualisent le point culminant de leur conflit, la « querelle des analogues » de 1830, vif débat à l’Académie des sciences qui eut un retentissement médiatique considérable en France et jusqu’en Allemagne, où le poète, botaniste et anatomiste Johann Wolfgang von Goethe commentait minutieusement cet épisode pour ses concitoyens. Cette querelle opposait la vision audacieuse, mais erronée, de Geoffroy Saint-Hilaire, convaincu de l’existence d’une « unité de composition » de tous les animaux (autrement dit d’une structuration fondamentale commune), qui le conduisait à interpréter comme des homologies anatomiques nombre de caractéristiques d’animaux très différents (Arthropodes et Vertébrés), contre Cuvier l’observateur, défenseur d’une séparation stricte du règne animal selon les quatre plans d’organisation animale qu’il avait précédemment distingués (Rayonnés, Articulés, Mollusques et Vertébrés – qui correspondent aux actuels Cnidaires + Échinodermes, Arthropodes, Mollusques et Vertébrés). Pour Cuvier, les correspondances envisagées par Geoffroy Saint-Hilaire n’étaient que des ressemblances fortuites sans signification, dictées par les contraintes physiques et structurales, ou des sur-interprétations déraisonnables. Pour le biologiste moderne, c’est un premier avatar des difficultés récurrentes à distinguer les homologies des homoplasies (pour des exemples d’homologies, voir, par exemple Arguments paléontologiques en faveur de l’évolution).
Homologies et homoplasies
Homologie : (i) homologie de connexion : des structures ou caractères sont homologues lorsqu’elles entretiennent des connexions identiques avec des structures voisines, pour des organismes de même plan d’organisation ; (ii) homologie par ascendance : les états de caractère homologues sont hérités du même ancêtre commun.
Homoplasie : similitude d’état de caractères qui n’est pas le fruit de l’homologie. Cette similitude résulte des événements de convergence et réversion.
Ainsi, Geoffroy Saint-Hilaire interpréta la cuticule des insectes et la carapace des crustacés comme l’équivalent du squelette interne des Vertébrés, les segments des Arthropodes comme des analogues des os du crâne des Vertébrés, leurs pattes comme équivalents des côtes ; il conçut finalement les Arthropodes comme des Vertébrés « évaginés », les structures internes (le squelette) se retrouvant à l’extérieur, et l’organisation dorso-ventrale inversée (chaîne nerveuse ventrale au lieu de dorsale). Hervé Le Guyader prend bien soin de rappeler que « suivant l’anatomie comparée de l’époque, y compris celle de Geoffroy Saint-Hilaire, le raisonnement est erroné » et ces conclusions « pour le moins déraisonnables » (p. 80) : même à l’aune des connaissances de l’époque, Geoffroy Saint-Hilaire se fourvoie et, emporté par son intuition, s’enferre dans son erreur malgré une méthode de travail initiale et des observations rigoureuses. Le débat à l’Académie des sciences, en mars 1830, verra logiquement la victoire de Cuvier. Le cinquième chapitre de l’ouvrage détaille cet épisode et reproduit intégralement le mémoire de Geoffroy, Principes de philosophie zoologique, publié en avril 1830, qui condense sa thèse et fait le compte-rendu des discussions tenues à l’Académie.
Pour l’enseignant de sciences de la vie et de la Terre, ce livre explicite donc un épisode important, mais quelque peu oublié, de l’histoire de sa discipline. Si Geoffroy Saint-Hilaire évoque encore quelque chose aux biologistes, c’est pour sa définition de la notion d’homologie anatomique, idée considérée aujourd’hui comme majeure dans l’explication de l’évolution, dans la mesure où cette homologie anatomique, observée, s’interprète comme la conséquence et la trace d’une parenté évolutive. Il est toujours important, et difficile, de comprendre et faire comprendre la distinction entre cette « homologie anatomique » de Geoffroy Saint-Hilaire (identité de connexions des structures anatomiques chez des organismes différents, identité que l’anatomiste constate ou interprète par l’observation) et celle d’« homologie phylogénétique » (conséquence, et indice rétrospectif, du partage d’ancêtres communs, que l’analyse phylogénétique doit confirmer ou rejeter, en en faisant alors une « homoplasie »).
C’est en interprétant comme des homologies anatomiques les structures qu’il observait chez des groupes animaux très différents que Geoffroy Saint-Hilaire envisagea une unité du vivant, une cohérence d’organisation de l’ensemble du monde animal (pluricellulaire) ; superficiellement, il ne paraît pas y associer l’idée de parenté, ni celle de transformisme ou d’évolution des espèces que défendait son collègue Jean-Baptiste de Lamarck. La querelle Geoffroy Saint-Hilaire / Cuvier ne semble donc pas porter, à strictement parler, sur l’idée d’évolution (au contraire du conflit Cuvier / Lamarck), même si celle-ci est sous-jacente. C’est sans doute pourquoi la « querelle des analogues » a perdu de sa notoriété et le conflit Geoffroy Saint-Hilaire / Cuvier a été remplacé, comme citation obligée dans l’enseignement de l’évolution, par le contraste Lamarck / Cuvier.
Cependant, Hervé Le Guyader montre que Geoffroy Saint-Hilaire était favorable à une forme de transformisme, comme Lamarck, et ce depuis 1825, à la suite de ses analyses de crocodiles fossiles déterrés en Normandie, qui déclenchèrent l’un de ses premiers grands désaccords avec Cuvier et à travers lesquelles Geoffroy Saint-Hilaire « pose les bases de la paléontologie évolutive » (p. 137). Il écrit alors : « il ne répugne point à la raison, c’est-à-dire aux principes physiologiques, que les Crocodiles de l’époque actuelle ne puissent descendre par une succession non interrompue des espèces antédiluviennes, retrouvées aujourd’hui à l’état fossile sur notre territoire ». En même temps, l’auteur souligne que « la pensée de Geoffroy Saint-Hilaire n’est pas aussi proche qu’on le croit du transformisme actuel. […] ce n’est pas tellement la succession des générations en interaction avec le milieu qu’[il] entrevoit, mais l’évolution – au sens premier du terme –, le déploiement d’un plan d’organisation prédéterminé qui se complexifie pas à pas au cours des temps » (p. 140). Par la suite, Geoffroy Saint-Hilaire adhérera pleinement au transformisme, mais avec une théorie personnelle, distincte de celle de Lamarck, et dont l’auteur détaille les particularités et l’élaboration dans son sixième chapitre.
Le dernier chapitre (chapitre 7) montre comment cette vieille controverse, après une longue éclipse, a refait surface dans les années 1990 avec les découvertes de la biologie du développement et l’émergence de l’« évo-dévo », cette nouvelle spécialité qui envisage le développement embryonnaire à la lumière de l’évolution et des données paléontologiques. Ces études ont constaté l’implication de gènes Hox homologues dans le développement embryonnaire des deux groupes, signe de leur lointaine parenté et de la réalité d’une « unité » du vivant. Plus spectaculaire encore, elles ont démontré que la détermination de la face dorsale de l’embryon de drosophile était contrôlée par un gène (dpp) homologue de celui qui détermine la face ventrale du xénope (BMP4), et inversement (gène sog chez la drosophile / chordin chez le xénope) : ainsi réapparaît la vision de Geoffroy Saint-Hilaire d’une organisation des Arthropodes inversée dorso-ventralement par rapport à celle des Vertébrés, mais Hervé Le Guyader rappelle que cette inversion n’est qu’apparente, et liée à la position de la bouche, dont le développement n’est pas homologue, lui, dans les deux groupes, puisque les Insectes sont des Protostomiens (ouverture de la bouche avant l’anus) et les Vertébrés des Deutérostomiens (formation secondaire de la bouche).
S’il peut donc intéresser l’enseignant de SVT qui souhaiterait présenter l’histoire de la théorie de l’évolution de façon plus fouillée et moins caricaturale que le résumé minimaliste Lamarck-Cuvier-Darwin, et montrer comment cette histoire s’entremêle à celle de l’embryologie jusqu’à l’émergence récente de l’« évo-dévo », cet ouvrage s’adresse néanmoins principalement à l’historien des sciences biologiques, en lui fournissant un accès facile aux textes originaux de Geoffroy Saint-Hilaire, beaucoup moins faciles à trouver jusqu’ici que ceux de Darwin, de Lamarck ou de Cuvier (mais aussi très techniques et assez difficiles à lire). Il remet en avant la figure singulière de Geoffroy Saint-Hilaire, dont les travaux et les idées irriguèrent à la fois l’embryologie, la biologie évolutive et la paléontologie.
[1] Hervé Le Guyader, 2017. Geoffroy Saint-Hilaire. Un naturaliste visionnaire, éd. Belin, coll. Alpha, 448p – ISBN : 978-2-4100-0609-4
[2] BnF, données numérisées en lien avec Étienne Geoffroy Saint-Hilaire (1772-1844) http://data.bnf.fr/11904623/etienne_geoffroy_saint-hilaire/
[3] E.M. De Robertis, 2008. Evo-Devo : Variations on Ancestral Themes, Cell, 132, 185-195 DOI 10.1016/j.cell.2008.01.003