Les spécialités gastronomiques régionales, voire locales, ne se distinguent pas que par les opérations de traitement des matières premières. La nature et la qualité des produits animaux et végétaux utilisés influent fortement sur les produits finis (fromages, vins…). Or le goût des matières premières dépend du substrat géologique d’où elles proviennent…
Cet article est le troisième et dernier du dossier La géodiversité, socle de la biodiversité.
Le riz se cultive en Camargue et le seigle en Quercy. À qui viendrait l'idée de planter du riz sur les plateaux autour de Figeac ou de Rocamadour ?
Il y a donc liaison entre sous-sol et plantes, comme il y a liaison entre plantes et animaux, puisqu'ils s'en nourrissent ! Et nous nous alimentons avec des plantes et des animaux, donc notre gastronomie dépend, elle aussi, de la géologie.
Selon le terrain : Camembert ou Roquefort
Les Causses ont un nom particulier, parce qu'ils offrent un paysage spécifique dû à un plateau calcaire. Ces régions sont riches en morphologies caractéristiques : dolines, lapiez, gouffres, avens… Toutes résultent de ce que les calcaires sont très cariés, étant dissouts par le ruissellement des eaux. En surface, l'aridité est telle que seuls quelques arbustes épineux et une herbe maigre arrivent à pousser. Cette végétation ne permet de nourrir que des moutons. Le lait des brebis est conservé sous forme de fromage stocké au frais dans les grottes ou galeries souterraines naturelles. Avec le temps et l'air qui circule, des champignons s'installent sur et dans le fromage pour offrir in fine le Roquefort.
En Bretagne ou dans l'Avesnois, le sous-sol est constitué de roches schisteuses qui se sont formées alors qu'une montagne s'élevait (la chaîne hercynienne). Aujourd'hui, ces roches s'altèrent en surface et se transforment en argiles. Ce sol argileux étant imperméable, les zones où elles abondent sont humides. Une herbe grasse s'y développe au grand bonheur des vaches, qui nous font bénéficier d'un lait abondant transformé en beurre, ou en Maroilles. En Normandie, des terrains sont d'origine marine depuis l'ère secondaire (Mésozoïque) et constitués principalement d'argiles. Ils représentent aussi un terrain propice à l'herbe généreuse, qui nourrit des vaches qui nous offrent les Camembert, Pont-l'Évêque, Livarot…
Pour résumer en un tableau simple.
Substrat géologique |
Schistes, argiles (ex. Normandie, Avesnois) |
Calcaire (ex. Causses) |
---|---|---|
Humidité du sol |
Humide |
Sec |
Animaux mis à pâturer |
Vaches |
Brebis |
Fromages obtenus |
Camembert, Maroilles |
Roquefort |
La géologie permet de retrouver l'origine du fromage de Michel-Ange
Michel-Ange (1475-1564), l'artiste qui a peint la chapelle Sixtine, se faisait livrer un fromage de brebis très particulier quand il travaillait à Rome. On avait perdu la trace de ce fromage. Les géologues de l'université d'Urbino, viennent de retrouver, en utilisant des données géologiques, l'endroit où était produite sa fameuse casciotta.
Rodolfo Coccioni, géologue, professeur à l'université d'Urbino (Italie) a d'abord mené une enquête d'historien. En particulier, sur la correspondance échangée entre Michel-Ange et la femme d'un de ses collaborateurs, qui s'efforçait de faire parvenir à l'artiste à Rome la fameuse casciotta. Grâce à un acte notarié de 1554, il a ainsi pu localiser la région de production : Casteldurante, rebaptisée Urbania depuis 1636 (en Ombrie, à l'Ouest d'Urbino). Rodolfo Coccioni est alors parti voir sur place en observant les terrains. Car ceux-ci doivent être appropriés pour produire ce fromage. Ils doivent être secs. Il ne peut donc pas s'agir d'argiles. Sur une argile en effet, l'herbe est généralement humide. Elle fermente alors facilement quand les brebis les mangent, elles ont mal au ventre et ne produisent pas de bon lait, ni donc de bon fromage. Le site est restreint car une grande partie du territoire de la commune est constitué d'argiles et marnes du Chattien (Oligocène, le GSSP1de cet étage y est d'ailleurs implanté), qui servent à faire leur célèbre majolique (faïence italienne réputée).
Ces relations entre gastronomie et géologie sont tellement bien implantées que des cours spécifiques sur ce sujet sont dispensés par le département des sciences de la Terre de l'université d'Urbino, afin que ces « conteurs du goût et de la culture » puissent associer le terrain, le tourisme naturaliste et la gastronomie.
Selon que vous habitez sur du calcaire ou du granite vous pourrez cuisinez le « roi des champignons » (le cèpe), la fine morille ou encore l'« or noir »
Les relations sont tellement fortes entre champignons et géologie que les champignons sont parfois utilisés pour tracer les contours de certaines formations géologiques comme ce fut le cas en Hongrie dans les montagnes du Bükk1. Quant aux cuisiniers, ils regardent le terrain sur lequel ils sont avant de choisir leur menu.
Sur les terrains siliceux, grès ou autres roches non-calcaires, avec des châtaigniers, on trouve des champignons tels le cèpe de Bordeaux (Boletus edulis), le bolet orangé (Leccinum aurantiacum), les trompettes de la mort (Craterellus cornucopioides), la chanterelle, les pieds de moutons, les hydnes sinués, le bolet à pied rouge, la russule verdoyante, la russule charbonnière… Tout cet écosystème est en outre apprécié des apiculteurs, car les abeilles s'y plaisent.
Sur les terrains calcaires, le cuisinier trouvera plutôt le mousseron (Calocybe gambosa, aussi connu sous le nom de tricholome de la Saint-Georges) et la morille (Morchella rotunda). Et l'on ne peut ignorer que les truffes (Tuber melanosporum pour la truffe noire et T. aestivum pour la truffe blanche) se cherchent dans des terrains très calcaires.
Les terrains argileux et acides sont indiqués par la girolle ou chanterelle commune (Cantharellus cibarius), des lactaires poivrées (Lacterius piperatus), les russelles (Russella) et des amanites (Amanita).
Pour les amateurs de champignons ces distinctions géologiques permettent de sélectionner le terrain à parcourir si on utilise aussi la carte géologique pour ses sorties.
Comme les champignons se développent entre autres à partir des sels minéraux tirés du sol, il est logique que le sol ait une influence sur la diversité des espèces trouvées dans un milieu.
Deux exemples de relations avec les granites
Granites de Corse
La Corse est une région majoritairement granitique. Elle est couverte de châtaigniers qui alimentent notamment le porc insulaire, le célèbre porc Nustrale, à la base de la non moins célèbre charcuterie corse.
Du granite au spectacle, les Cévennes
Allons plus loin, de la géologie au spectacle, avec le granite et les micaschistes des Cévennes.
Les granites sont peu propices aux cultures. Le terrain est alors occupé par des arbres qui se plaisent sur terrains siliceux : les châtaigniers en particulier y ont été favorisés. Dans les Cévennes, ils ont longtemps été exploités comme ressource agricole dans un but vivrier (leur rendement était supérieur à celui des céréales de la Beauce). Le châtaignier était désigné par les Cévenols comme l'arbre à pain, et en plus d'arbre « à tout faire », qui servait pour l'alimentation des populations et des troupeaux, et pour les constructions, la fabrication des outils, le chauffage… Il en était devenu l'âme du territoire. Mais les arbres étaient parfois, surtout au XIXe siècle, sévèrement décimés par une moisissure sur les racines qui provoquait une exsudation noire bleuâtre : la maladie de l'encre. L'arbre meurt par la cime. La Phytophthora fait ravage.
Depuis le Moyen-Âge, on élevait aussi des vers à soie sur les muriers, arbres silicoles. La prospérité des élevages de vers à soie connait son apogée lors de la première moitié du XIXe siècle. La culture des muriers a permis l'élevage des vers à soie favorisant ainsi une industrie textile avec ces fils (chemises, bas…). Ce contexte explique que les danseuses de French cancan mettaient des bas de soie des Cévennes !
À la fin du XIXe siècle, des élevages seront dévastés par une maladie : la pébrine. Un renouveau se produira vers le milieu du XXe siècle, mais la concurrence de la rayonne, puis du nylon et de l'élasthane (Lycra) conduisent à la baisse inéluctable de la production de la soie. Exode des soyeux, dégénérescence des muriers, agonie des châtaigneraies : les Cévennes ne se remettent pas du déclin de cette industrie.
Un thé de collision
Le choix du thé d'un président chinois est lié à la géologie !
La liaison entre sous-sol et plantes n'est évidemment pas unique à la France. En effet, en Chine par exemple, le président Teng Siao-P'ing (ou Deng Xiaping, 1904-1997) était un amoureux du thé Puer, mais d'un thé Puer très particulier. Il avait sa plantation réservée de Xinyang Masjian sur ce que les géologues appellent une zone de suture, en Chine occidentale (Rinling Shan). La Chine d'aujourd'hui résulte de la soudure d'anciens blocs continentaux. La rencontre puis la soudure de ces blocs a conduit à des roches métamorphiques. Le meilleur thé Puer nécessite outre une certaine humidité, d'être planté sur des basaltes, des granites ou des roches métamorphiques, qui correspondent à cette zone de suture. L'altération de ces roches donne des sols et un thé particulier qui avait l'heur de plaire au président chinois.
Une liaison sous-sol - sol - plante - alimentation évidente en France : le vin
Les relations entre géologie et vins sont bien connues dans notre pays. Des excursions, des conférences, et de nombreux articles et livres y ont été consacrés. Cette partie s'inspire, entre autres, de l'article Géologie et vins de la revue Géologia (P. De Wever et coll., 2009).
Parfois la liaison n'est pas évidente au profane, car les sols sont d'appellations proches (telles les terrasses en graves du Bordelais) et beaucoup de vins sont des assemblages de cépages différents (merlot, cabernet franc et cabernet sauvignon pour le bordelais aussi).
La Bourgogne me semble offrir l'exemple le plus simple, car ses vins sont constitués d'un seul cépage : le chardonnay pour les blancs et le pinot noir pour les rouges. Les vignes sont plantées sur un coteau tourné vers l'Orient (d'où le nom Côte d'Or), de direction Nord-Sud, allant partout de l'altitude 550 m à 200 m vers la plaine de la Saône. Les vignobles s'étagent de 250 à 350 m. Tout est donc identique, et pourtant on trouve, vers le Nord, les Côtes de Nuits et, au Sud, les Côtes de Beaune. La seule différence est le terrain : du Jurassique moyen au Nord et du Jurassique supérieur au Sud.
De nombreux viticulteurs soulignent le terrain sur lequel poussent leurs vignes en utilisant une des caractéristiques géologiques dans l'appellation de leur vin (toujours à boire avec modération).
Certains utilisent une subdivision de l'échelle des temps géologiques et appellent leur cuvée Jurassique ou Kimméridgien pour un Bourgogne de la région de Chablis, ou la Cuvée du Toarcien pour un Anjou. Ailleurs le Clos de Trias, la cuvée Terres du Trias pour un Bandol rappellent le Trias parfois juste évoqué avec une ammonite stylisée sur l'étiquette comme pour un AOC du Ventoux à Le Barroux. D'autres mentionnent des minéraux, des roches ou des fossiles dans leur nom ou sous forme de dessin. Parmi les plus remarquables on peut citer la cuvée des dinosaures, une blanquette de Limoux, ou le Syrahnosaurus rex, alliant la syrah (le cépage) au célèbre tyrannosaure !
Nombreuses sont les évocations des fossiles trouvés dans les vignobles, mais un seul requiert la présence de certains fossiles pour donner droit à une appellation : le chablis. En effet, cette appellation peut nécessiter que le sous-sol contiennent un certain niveau de richesse en petites huitres fossiles en forme de virgules, les Exogyra virgula.
Un terrain protecteur pour la vigne
Autre lien important dans l'histoire du vin en France, certains vignobles n'ont pas été touchés par le phylloxéra (insecte) grâce au type de terrain. En effet, les vignobles sur terrains sableux n'ont pas été touchés, lors des grandes crises du début du XXe siècle parce que l'insecte (Daktulosphaira vitifoliae ou phylloxéra de la vigne) doit passer une partie de sa vie dans des galeries souterraines, qui ne tiennent pas dans le sable ! La plante a été protégée parce que les animaux et le terrain ne s'accordaient pas !
Les relations géologie-gastronomie sont tellement importantes que ce thème a déjà été traité sur Planet-Terre à travers quelques cas précis. Parmi eux, citons :
- le site de Roquefort – Quand la géologie rejoint la gastronomie : site et glissement de terrain de Roquefort (Aveyron) ;
- le Charollais et ses terrains sinémuriens – Définition géologique du terroir : exemple de l'AOC "Bœuf de Charolles" et du Brionnais (Sud de la Saône et Loire) ;
- le sel triasique et le jambon de Bayonne – Le gypse triasique de Bidart, Pyrénées Atlantiques ;
- le vignoble sur roche volcanique – Les vignobles de Lanzarote (Canaries) et de Pico (Açores) : deux exemples de vignes sur des volcans actifs ;
- le vignoble sur éclogite – Éclogites et vignobles : exemples de la Vallée d'Aoste (Italie) et du Pays Nantais.