La molécule

Formule plane de la molécule d'acide acétylsalicylique ou aspirine
Auteur(s)/Autrice(s) : Gilles Camus, Nicolas Lévy Licence : Pas de licence spécifique (droits par défaut)

L’aspirine est l’un des médicaments les plus connus, les plus courants et les plus populaires. À l’échelle mondiale, cela représente plus de 35 000 tonnes ou 100 milliards de comprimés consommés par an ! Pourtant, on dit souvent que si elle était découverte de nos jours, elle n’obtiendrait pas l’autorisation de mise sur le marché nécessaire à un médicament pour être commercialisé, eu égard à ses effets secondaires.
Quels sont donc ses modes d’action, ses effets bénéfiques et ses effets indésirables ?

Aspirine vient du nom commercial qui désignait le premier médicament dont le principe actif était l’acide acétylsalicylique (« Aspirin » en allemand, médicament mis sur le marché en 1899). Le nom chimique de cette molécule est l’acide 2-(acétyloxy)benzoïque (voir structure Fig. 1).

Historique

Cette molécule est présente à l’état naturel dans un certain nombre de plantes comme le saule (Salix alba, qui est a l’origine du nom acide acétylsalicylique) ou la reine-des-prés (Filipendula ulmaria) mais anciennement dénommée Spiraea ulmaria, ce qui est à l’origine du nom aspirine). De ce fait, on utilise l’aspirine depuis très longtemps : des décoctions de feuilles de saule étaient utilisées durant l’antiquité par les Grecs (400 avant J.-C.) pour lutter, déjà, contre la douleur et la fièvre.

De nos jours, l’aspirine utilisée en pharmacopée n’est plus extraite d’une plante mais obtenue par synthèse chimique à partir de phénol (C6H5OH). La dernière étape de sa synthèse, l’acétylation de l’acide salicylique, est d’ailleurs une réaction relativement simple, couramment réalisée en travaux pratiques de chimie.

Synthèse chimique

L’aspirine (ou acide acétylsalicylique) est un ester synthétisé à partir de l’acide salicylique : l’hydrogène du groupe hydroxyle –O-H porté par le cycle benzénique est remplacé par un groupe acétyle –CO-CH3 (voir Fig. 2). L’estérification par l’acide acétique ne produit qu’un très faible rendement en ester, on emploie l’anhydride éthanoïque (ou acétique) en excès afin d’obtenir un rendement maximal.

Les effets de l’aspirine

Les effets bénéfiques

L’aspirine est un médicament en vente libre, donc largement utilisé en automédication. Il est couramment utilisé en cas de douleur (action antalgique) et en cas de fièvre (action antipyrétique), même si de nos jours on lui préfère souvent le paracétamol ou l’ibuprofène qui présentent moins d’effets secondaires. Le paracétamol est ainsi pratiquement dépourvu d’effet secondaire ce qui le fait privilégier en première intention, en particulier chez les enfants de moins de 16 ans.

Par ailleurs, l’aspirine est très utilisée pour son action anticoagulante, par exemple en prévention de problèmes circulatoires lors de l’immobilisation d’un membre par un plâtre. L’utilisation préventive de l’aspirine est d’ailleurs un domaine dans lequel ce médicament regagne les points qu’il a perdus dans la lutte contre la douleur et la fièvre.
On vient de citer la prévention du risque vasculaire en cas d’entorse par exemple, mais les indications sont bien plus larges. En traitement préventif à faible dose, il a été démontré, ou il est suspecté, que l’aspirine est efficace pour prévenir de nombreuses pathologies telles que les infarctus, les accidents vasculaires cérébraux, certains problèmes liés à la grossesse, mais aussi le cancer et peut-être la maladie d’Alzheimer. Il semble cependant que les effets préventifs bénéfiques se manifestent surtout chez les personnes présentant un risque particulier (antécédents, diabète, etc.).
Ce qui est fascinant avec ce médicament, c’est qu’après tant d’années on découvre encore de nouveaux services rendus et qu’il reste visiblement encore beaucoup de choses à découvrir à son sujet.

Les effets indésirables

Le principal problème de l’aspirine c’est qu’elle n’est pas dépourvue d’effets secondaires.

  • Pour commencer, l’aspirine a des effets indésirables pour les cellules de l’œsophage, de l’estomac et du duodénum, elle peut entraîner des lésions du système gastro-intestinal : hémorragies digestives, ulcères gastriques, voire perforation de la paroi.
  • En effet, les prostaglandines sont des molécules protectrices de ces muqueuses. Elles limitent la production d’acide chlorhydrique et de pepsine et favorisent la production de bicarbonate et de mucus. L’inhibition de la production de prostaglandines par l’aspirine va entraîner une acidification du milieu et une perte de protection des parois, permettant leur attaque par la pepsine (activée par le pH bas). La fréquence de ce type d’effet augmente avec les doses utilisées.
  • L’aspirine peut également entraîner des problèmes hématologiques. En effet, ses propriétés anticoagulantes, bénéfiques dans certaines situations, peuvent devenir dangereuses dans d’autres situations puisqu’une hémorragie aura plus de mal à s’arrêter. L’aspirine est ainsi déconseillée aux hémophiles, aux femmes durant leurs menstruations, et aux personnes devant se faire opérer.
  • Un autre effet secondaire, éventuellement sévère, est le risque allergique. Différentes manifestations allergiques peuvent survenir, comportant des réactions cutanées comme de l’urticaire, mais aussi des réactions beaucoup plus dangereuses, voir mortelles, comme
    • de l’asthme,
    • des réactions anaphylactiques (violente réaction allergique impliquant des IgE pouvant, au final, entraver la circulation sanguine),
    • un œdème de Quincke (forme particulière d’urticaire caractérisée par un gonflement sous-cutané du visage et du cou, et surtout des muqueuses buccales et ORL, pouvant réduire le diamètre des voies aériennes supérieures, voire les obstruer),
    • ou un syndrome de Reye (maladie aiguë très grave, caractérisée par des atteintes cérébrale et hépatique ; très rare et de cause inconnue, ce syndrome survient généralement chez des enfants ayant été traités avec des médicaments contenant des salicylates peu de temps après une infection virale telle la grippe ou la varicelle).
  • Enfin il peut y avoir des effets sur le système nerveux central (céphalées, problèmes auditifs) heureusement beaucoup moins graves que les effets précédents.

Le mode d’action de l’aspirine

Les cibles de l’aspirine

Durant des décennies, l’aspirine a été utilisée sans que l’on sache comment la molécule agissait. La découverte de son mode d’action a été tardive et a été récompensée par le prix Nobel de physiologie ou de médecine 1982 accordé au britannique Sir John Vane (les 2 autres colauréats, les Suédois Sune Bergström et Bengt Samuelsson, ayant travaillé sur les cibles de l’aspirine).

L’aspirine est essentiellement un inhibiteur irréversible des COX, des enzymes faisant partie de la voie de biosynthèse de certains membres des eicosanoïdes (voir ci-dessous), dont les prostaglandines.
La COX 1 est une enzyme ubiquitaire produite par la plupart des tissus du corps humain alors que la COX 2 est beaucoup plus faiblement exprimée puisque son gène est inductible, c’est-à-dire qu’il n’est actif qu’en présence d’un signal déclencheur qui, pour la COX 2, correspond à une situation inflammatoire.

Les eicosanoïdes

Les eicosanoïdes regroupent un ensemble de médiateurs lipidiques dérivés de l’acide arachidonique, un acide gras insaturé trouvé dans les membranes cellulaires. Le nom « eicosanoïdes » vient du mot grec “eicosa” qui veut dire 20, l’acide arachidonique étant à acide gras à 20 atomes de carbone (voir Fig. 3).

Formule plane de l'acide arachidonique

Il s'agit d'un acide gras polyinsaturé de la classe des ω-6 comprenant 20 atomes de carbone et 4 insaturations. Sa nomenclature normalisée est C20:4(5,8,11,14). L'acide arachidonique est trouvé dans les membranes cellulaires comme constituant de phospholipides tels que phosphatidylcholine, phosphatidyléthanolamine et phosphatidylinositol. Il est libéré par l'action de phospholipases qui clivent la liaison ester reliant les acides gras aux fonctions alcool du glycérol des glycérophospholipides.

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Réaction catalysée par les cyclo-oxygénases COX1 et COX2

La réaction conduit à la formation de deux intermédiaires oxygénés de l’acide arachidonique, la prostaglandine G puis la prostaglandine H dont la formule est présentée dans cette figure. Cet intermédiaire sera modifié et donnera naissance à 3 types de médiateurs différents (voir Fig. 5).

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Les eicosanoïdes comprennent les prostaglandines, la prostacycline, les thromboxanes, les leucotriènes et les lipoxines. Ce sont tous des médiateurs intercellulaires locaux de type autocrine (la cellule qui produit le médiateur est également la cellule cible) ou paracrine (la cellule cible est proche de la cellule productrice). Pour leur synthèse, prostaglandines, thromboxanes et prostacycline font appel à des COX. Comme leur nom l’indique, la réaction catalysée par ces enzymes entraîne l’ajout d’atomes d’oxygène et la création d’un pentacycle carboné (voir Fig. 4).

Voie de biosynthèse des prostaglandines, des thromboxanes et de la prostacycline

On constate que ces trois médiateurs ont des intermédiaires communs, les prostaglandines H et G. L'inhibition des COX, enzymes qui permettent la synthèse de ces intermédiaires, inhibe donc la production de tous ces médiateurs. Notons que l'effet antiinflammatoire des corticoïdes est obtenu par inhibition des phospholipases qui libèrent l'acide arachidonique.
Les deux autres membres des eicosanoïdes, les leucotriènes et les lipoxines, dérivent aussi de l'acide arachidonique mais n'utilisent pas les COX pour leur biosynthèse.
 

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Concernant les prostaglandines, leur nom dérive de l’histoire de leur découverte. En 1935, Ulf von Euler et M. Goldblatt (voir références) ont découvert séparément que le liquide séminal et les vésicules séminales de nombreux animaux, dont l’homme, contenaient une substance capable de provoquer des contractions du muscle lisse utérin. On l’utilise d’ailleurs encore de nos jours en gynécologie-obstétrique (interruption de grossesse, accouchement). Persuadé que cette substance était produite par la prostate, von Euler (également découvreur, entre autre, de la substance P et de la noradrénaline, prix Nobel de physiologie ou médecine en 1970 ) la baptisa « prostaglandine ». Il sera ultérieurement montré que les prostaglandines trouvées dans le liquide séminal sont en fait produites par les vésicules séminales et non par la prostate. Cependant, de très nombreux autres tissus sont capables de produire des prostaglandines, ce qui explique en partie l’effet assez large de l’aspirine.

Globalement, les prostaglandines sont impliquées dans la régulation des réactions inflammatoires consécutives à une agression (agression biologique comme une infection, agression chimique, agression physique comme une brûlure, ou agression mécanique comme un écrasement). Cette action s’accompagne également d’un abaissement du seuil de stimulation des récepteurs à la douleur. Leur mode d’action passe par la liaison des prostaglandines à des récepteurs à 7 segments transmembranaires, qui sont donc couplés à des protéines G trimériques.

La prostacycline est, elle, produite par les cellules endothéliales de l’épithélium vasculaire et les thromboxanes par les plaquettes. Prostacycline et thromboxanes ont des actions opposées : vasodilatation et anti-agrégant plaquettaire pour la prostacycline, vasoconstriction et agrégant plaquettaire pour les thromboxanes.

De l’inhibition des COX à l’effet thérapeutique

L’action de l’aspirine passe par l’inhibition de la synthèse de ces différents médiateurs.

En inhibant la production de prostaglandines, elle va limiter l’abaissement du seuil de la douleur, d’où son action antalgique, ainsi que les réactions inflammatoires, d’où son action antipyrétique. En effet, l’inflammation est un mécanisme complexe, et l’un des nombreux évènements de cette réponse est une libération d’interleukine 1 (IL1) par les macrophages. Or, l’IL1 agit, entre autre, sur l’hypothalamus, le centre thermorégulateur du corps. Elle augmente la température de consigne via la production par l’hypothalamus de prostaglandine E. Cela entraîne une élévation de la température corporelle, autrement dit de la fièvre, par contraction involontaire des muscles et vasoconstriction périphérique (pour limiter la déperdition de chaleur). L’action antipyrétique de l’aspirine passe par l’inhibition de cette série d’évènements. Il est à noter que la prise d’aspirine en absence de fièvre (pour des maux de tête par exemple) n’entraîne pas d’hypothermie, ni un blocage de l’élévation physiologique de la température consécutive à une activité sportive.

Par ailleurs, à dose modérée d’aspirine, si l’inhibition de la COX 1 des plaquettes est durable (les plaquettes étant dépourvues de noyau comme les hématies, elles ne peuvent renouveler leurs enzymes), celle de la COX 1 des cellules endothéliales l’est beaucoup moins du fait d’une néosynthèse des enzymes dans ces dernières cellules. Il en résulte une diminution plus marquée des thromboxanes que de la prostacycline, de telle sorte que vasodilatation et action anticoagulante vont être favorisées.
En revanche, à forte dose d’aspirine, l’inhibition de la COX 1 est durable pour les deux types cellulaires : l’inhibition de la production est efficace aussi bien pour les thromboxanes que pour la prostacycline. La balance entre les deux est donc peu modifiée ce qui n’entraîne pas d’effets vasculaires importants. Ceci explique que l’aspirine soit prescrite à faible dose pour fluidifier le sang.

Références

  1. Von Euler US (1935). "Über die spezifische blutdrucksenkende Substanz des menschlichen Prostata- und Samenblasensekrets". Wien Klin Wochenschr 14 (33): 1182–3.
  2. Goldblatt M.W.(1935). Properties of human seminal plasma. (texte integral en anglais au format PDF) J. Physiol. 84 (2): 208–18.