Ce texte a été initialement publié à cette adresse le 9 juin 2022 sur Géoconfluences, l'homologue de Planet-Vie pour la géographie. Il est reproduit ici avec l'accord de son autrice. La plupart des hyperliens présents dans le corps du texte pointent vers le glossaire de Géoconfluences.

Les activités humaines participent à une transformation de plus en plus rapide et profonde de notre environnement qui se manifeste notamment par des bouleversements climatiques et un déclin massif de la biodiversité. Pour tenter d’enrayer ce déclin, les politiques environnementales se sont pendant longtemps focalisées sur la mise en réserve de zones naturelles abritant des espèces et des milieux remarquables. L’amélioration des connaissances scientifiques sur la dynamique des écosystèmes, couplée au constat de l’incapacité des aires protégées à ralentir le déclin de la biodiversité, ont conduit à un changement majeur de paradigme dans les années 1990. D’une vision statique, les approches de la conservation ont évolué vers une vision plus dynamique et intégrée tenant compte des flux biologiques entre les habitats, de la diversité des espèces – même les plus « ordinaires » –  mais aussi de la diversité des activités humaines qui partagent le même territoire.

Ces nouvelles approches s’appuient sur l’identification de « réseaux écologiques », constitués de zones protégées à des degrés divers et de corridors permettant aux espèces de se déplacer entre les zones protégées, notamment dans des paysages très fragmentés. Ce changement d’approche soulève des enjeux à la fois scientifiques et opérationnels, en particulier sur l’évaluation de la connectivité, la caractérisation des réseaux écologiques et leur déclinaison dans les documents de planification. Malgré les nombreuses études, les réseaux écologiques, la connectivité et la fragmentation du paysage suscitent en effet encore des débats, tant les processus sont complexes, les échelles imbriquées et les connaissances parcellaires.

Fragmentation et connectivité, de quoi parle-t-on ?

Les recherches sur la fragmentation et la connectivité du paysage se sont multipliées depuis une quinzaine d’années, améliorant significativement les connaissances sur les interactions entre les structures paysagères et les flux d’organismes, tout en générant de nombreux débats sur leurs effets sur la biodiversité. Ces débats – voire ces contradictions – se répercutent dans le monde opérationnel à propos des différentes stratégies à mettre en œuvre pour conserver la biodiversité.

Morcellement des habitats ou perte de surface d’habitat ?

La fragmentation des habitats est un processus spatial qui transforme une surface continue d’habitat en plusieurs fragments de taille variable. Ce morcellement s’accompagne souvent d’une diminution de la quantité totale d'habitat dans le paysage (Figure 1, au centre), sans que cela soit toutefois systématique (Figure 1, en bas). Les deux processus (morcellement et perte de surface) sont ainsi souvent confondus, conduisant à des débats scientifiques sur les effets positifs ou négatifs de la fragmentation sur les espèces1.

Perte d’habitat et fragmentation, deux processus à ne pas confondre
Auteur(s)/Autrice(s) : Céline Clauzel, 2022, d'après Fahrig, 2017 Licence : CC-BY-NC-SA

Si la perte de surface d’habitat engendre sans ambiguïté des effets négatifs pour les espèces, le morcellement d’un habitat peut générer des effets contrastés en fonction de l’échelle considérée et du type de transformation. Le nombre plus important de fragments entraîne mécaniquement un allongement du linéaire de lisières, ainsi qu’une réduction de la distance entre les fragments et de la taille de ces derniers (Figure 1, en bas). Les fragments plus petits contiennent moins de ressources disponibles, ce qui limite leur capacité à accueillir une population viable. En revanche, l’isolement moins important des fragments a un effet positif en facilitant les flux entre les habitats (recherche de nourriture, colonisation de nouveaux habitats, etc.). Le nombre plus important de fragments et de lisières contribue également à une plus grande diversité d’habitats et de ressources complémentaires à l’échelle du paysage, attractive pour certaines espèces. Il contribue aussi à augmenter les interactions interspécifiques dans les milieux d’interface, dont la plupart sont néanmoins négatives (prédation, compétition, parasitisme) pour les espèces appréciant les cœurs d’habitat et sensibles aux perturbations extérieures.

Perte d’habitat et fragmentation ne sont donc pas synonymes et peuvent avoir des implications différentes pour la conservation. Si le déclin d’une espèce est lié à la fragmentation de ses habitats, la création de corridors connectant les fragments peut contribuer à réduire leur isolement. En revanche, si le déclin est lié à la perte globale d’habitat, cette stratégie n’aura que peu d’effet et une restauration d’habitats de taille et de qualité suffisantes serait dans ce cas plus appropriée.

La connectivité, une propriété du paysage aux contours mal définis

La notion de connectivité en géographie traduit l’intensité des connexions qu’offre un lieu pour relier les autres lieux de son environnement au sein d’un réseau (L’Hostis, 2007). Appliquée au paysage, elle renvoie au degré avec lequel les différents milieux facilitent ou limitent les déplacements d’une espèce entre ses taches d’habitat (Taylor et coll., 1993). La connectivité est donc une propriété du paysage variable en fonction des espèces. Un paysage avec une forte densité d’éléments boisés aura par exemple un niveau de connectivité élevé pour une espèce forestière mais faible pour une espèce de milieux ouverts (Figure 2).

Paysage et connectivité

Exemple de paysage boisé (Thuringe, Allemagne) avec un degré de connectivité élevé pour les espèces forestières, et de paysage ouvert (la Manche, Espagne), avec un degré de connectivité faible pour les espèces forestières.
Crédits : Thuringe : Tobias Nordhausen, 2018, CC BY-NC-SA, Flickr. Manche : Echiner1, 2009, licence CC BY-SA, Wikimedia.

Auteur(s)/Autrice(s) : Voir légende Licence : Voir légende

La connectivité peut s’appréhender de deux manières en fonction du degré de complexité que l’on souhaite approcher. L’approche la plus simple consiste à ne tenir compte que de la structure du paysage, c’est-à-dire la manière dont sont disposés les différents éléments paysagers (connectivité « structurelle »). Elle s’appuie sur le postulat que si deux habitats sont reliés par un corridor de même nature, les organismes – quels qu’ils soient – peuvent rejoindre un habitat depuis un autre. Or, ce postulat n’est pas toujours vrai et dépend des capacités de déplacement des organismes (distance, milieux traversés). Un corridor boisé d’un kilomètre peut par exemple être fonctionnel pour des mammifères forestiers mais probablement pas pour certaines espèces d’insectes qui ne peuvent parcourir que quelques centaines de mètres. Pour aller au-delà de cette vision structurelle, une autre approche consiste à intégrer le comportement des organismes en plus de l’arrangement spatial des éléments paysagers (connectivité « fonctionnelle »). La prise en compte des capacités de déplacement des espèces en réponse à la composition et la configuration du paysage permet une analyse plus précise mais requiert davantage de connaissances biologiques sur les espèces.

Continuité, continuum, corridor, connectivité

En France, la notion de continuité écologique a d’abord été utilisée dans les directives cadre sur l’eau pour la préservation et la restauration des milieux aquatiques, puis a été transposée aux milieux terrestres pour désigner à la fois les réservoirs de biodiversité et les corridors constituant la trame verte et bleue. Elle correspond à l’ensemble des milieux suffisamment bien connectés pour être utilisés par les espèces pour réaliser leur cycle de vie. L’expression « continuité écologique » renvoie ainsi à la même définition qu’un « réseau écologique », mais elle appartient plutôt au domaine politique et opérationnel, alors que la seconde est mobilisée dans le domaine scientifique. On retrouve dans certains documents de planification l’expression « continuum écologique » qui fait référence à la même idée. Le terme « corridor » désigne quant à lui un des éléments constituant ces continuités/continuum/réseaux écologiques : les milieux trop petits ou trop étroits pour être des habitats et utilisés par les espèces pour se déplacer. La connectivité est différente des termes précédents, au sens où elle ne renvoie pas à des éléments paysagers mais à une propriété du paysage qui décrit sa plus ou moins grande perméabilité aux déplacements des organismes.

Ces deux manières d’appréhender la connectivité rendent difficile l’élaboration d’une méthode unique d’évaluation. Un paysage n’est pas intrinsèquement connecté ou non, son degré de connectivité dépend de l’espèce étudiée et du processus écologique à l’origine du mouvement (recherche de nourriture, migration saisonnière, dispersion). L’absence de définition commune dans la sphère scientifique explique probablement la situation similaire qui existe dans le monde opérationnel. Les termes employés sont nombreux (connectivité des habitats, connectivité paysagère, connectivité écologique, connectivité spatiale, connectivité biologique, etc.) et souvent utilisés à tort de manière interchangeable. La connectivité est également parfois confondue avec la notion de corridor, continuité ou encore continuum écologique (encadré ci-dessus). L’absence de définition commune et partagée, que ce soit à l’échelle internationale ou nationale, a des effets contrastés sur la mise en application de politiques environnementales dédiées à la connectivité. La non-inscription du terme dans le domaine juridique empêche par exemple la mise en œuvre de véritables obligations légales en faveur du maintien et de la restauration de la connectivité (Bonnin, 2008). Néanmoins, ce « flou » permet aussi de laisser une certaine marge de manœuvre aux acteurs pour s’adapter aux spécificités de leurs territoires dans l’identification de « leurs » continuités écologiques.

De la conservation de site à la mise en réseau des habitats naturels

Les recherches en écologie et notamment en biologie de la conservation ont mis en avant l’importance de préserver des connexions fonctionnelles entre les habitats pour permettre aux organismes de se déplacer. Le paradigme de la conservation de site fondé sur un équilibre de la nature et la priorité accordée à la biodiversité exceptionnelle a ainsi été progressivement remis en cause.

La mise en réseau des zones protégées, nouveau paradigme de conservation

Dans la lignée des premières réserves naturelles et parcs nationaux de la fin du XIXe siècle, les stratégies de conservation ont longtemps reposé sur le même principe : la protection d'espèces et d'habitats particuliers (ou « remarquables ») sur un site circonscrit dans l’espace. L’amélioration des connaissances scientifiques sur la dynamique des écosystèmes, couplée au constat de l’incapacité des aires protégées à enrayer le déclin de la biodiversité, a conduit à un changement majeur de paradigme dans les années 1990, au profit d’une approche intégrative et dynamique de la conservation, tenant compte à la fois des habitats et des flux entre ces habitats (Figure 3). 

Évolutions des politiques de conservation de la nature vers une vision plus intégrée et dynamique
Auteur(s)/Autrice(s) : Céline Clauzel Licence : Reproduit avec autorisation Source : Géoconfluences

À la suite du Sommet de Rio en 1992, l’Union européenne pose les jalons d’un réseau écologique paneuropéen qui doit permettre la conservation des écosystèmes et des habitats d'importance européenne et qui a vocation à être décliné aux échelles nationale et régionale. L’Union européenne propose en parallèle la création d’un réseau d’espaces protégés, Natura 2000, qui doit permettre la survie à long terme des espèces et le maintien des habitats représentatifs de la biodiversité européenne. Le dispositif Natura 2000 est encore une fois focalisé sur les milieux naturels et semi-naturels ayant une grande valeur patrimoniale par la faune et la flore exceptionnelles qu'ils contiennent. Néanmoins, les états membres du réseau doivent « encourager la gestion d'éléments particuliers du paysage » afin d’en « améliorer la cohérence écologique » (article 10). Les éléments du paysage jugés importants sont ceux « essentiels à la migration, à la distribution géographique et à l'échange génétique des espèces ». Cet article 10 qui aborde sans les nommer les enjeux de connectivité n’est qu’une recommandation et Natura 2000 ne concerne pas spécifiquement les corridors qui pourraient justement connecter les sites. Par conséquent, le degré de connectivité entre les sites Natura 2000 reste faible, l’objectif de mise en réseau concernant plutôt les flux d’information pour leur gestion.

Lors de la conférence sur la biodiversité à Nagoya en 2010, un nouveau Plan stratégique est adopté pour tenter une nouvelle fois de ralentir le déclin des espèces animales et végétales à l’échelle mondiale. Pour la première fois, l’objectif n’est pas seulement d’inciter à la création d’aires protégées, mais de penser la conservation au moyen « de réseaux écologiquement représentatifs et bien reliés d’aires protégées […] intégrées dans l’ensemble du paysage » (objectif d’Aichi n° 11). Aujourd’hui, tous dispositifs confondus, les aires protégées couvrent environ 15 % des surfaces terrestres dans le monde (UNEP-WCMC et coll., 2020), mais leur mise en connexion reste largement en-dessous de l’objectif d’Aichi qui était d’au moins 17 % des zones terrestres à l’horizon 2020. Ward et coll. (2020) estiment que moins de 10 % des zones protégées sont structurellement connectées par des milieux de haute naturalité. Ce chiffre global n’est d’ailleurs lié qu’à un petit nombre de territoires (Martinique, Sao Tomé-et-Principe, Groenland, Guyane française, Brésil, etc.) dont plus de 50 % des aires protégées sont considérées comme connectées (Figure 4). Ce fort pourcentage s’explique par la présence d’un très petit nombre d’aires protégées, souvent vastes et d’un seul tenant dans des territoires peu anthropisés. La grande majorité des autres pays et territoires n'ont qu'un faible pourcentage d’aires protégées structurellement connectées car celles-ci sont peu nombreuses ou disséminées sur le territoire et séparées par des milieux fortement anthropisés.

Relation entre la proportion de surface terrestre protégée et la proportion d’aires protégées structurellement connectées par pays et territoire

La taille du cercle renvoie à la superficie du pays ou du territoire.

Auteur(s)/Autrice(s) : Ward et coll., 2020, traduit et adapté par Géoconfluences Licence : Reproduit avec autorisation Source : Géoconfluences

La dernière Conférence de l’ONU sur la biodiversité (COP15 reportée en avril 2022 en raison de la pandémie) a réhaussé l’objectif d’Aichi en visant d’ici à 2030 au moins 30 % de terres et de mers à protéger au moyen de réseaux écologiques fonctionnels (Target 3) et une restauration d’au moins 20 % des écosystèmes dégradés en assurant la connectivité entre eux (Target 2). La nouvelle stratégie de l'Union européenne en matière de biodiversité pour 2030 fixe des objectifs similaires et souligne la nécessité d'un réseau naturel transeuropéen cohérent et résilient dans lequel les corridors écologiques sont essentiels, mais sans pour autant formuler un objectif précis en matière de connectivité.

Les réseaux écologiques, un objet écologique adapté à la planification territoriale

Les nouveaux dispositifs pour penser la conservation à l’échelle des territoires s’appuient sur la reconnaissance des réseaux écologiques constitués de zones protégées à des degrés divers et de corridors permettant aux espèces de se déplacer entre leurs habitats. Un réseau écologique renvoie ainsi à l’espace fonctionnel au sein duquel une espèce peut réaliser l’ensemble de son cycle de vie. Il comprend à la fois les différents habitats qu’une espèce peut occuper au cours de sa vie et les milieux facilitant ses déplacements quotidiens, annuels ou intergénérationnels. Ainsi, dans un paysage par exemple à dominante agricole, un réseau écologique « forestier » serait constitué (Figure 5) :

  • de taches d’habitat de nature différente du paysage dominant (des bosquets dans un paysage agricole), de forme compacte, et réparties en plusieurs fragments séparés. Ces taches constituent les lieux d’habitat pour les espèces liées au milieu forestier ;
  • de corridors de nature similaire aux taches d'habitat mais de forme linéaire, trop étroite pour constituer un habitat. Ils connectent les taches d'habitats entre elles en constituant un support de déplacement pour les espèces.
Schéma d’organisation d’un réseau écologique « forestier » au sein d’un paysage à dominante agricole
Auteur(s)/Autrice(s) : Céline Clauzel Licence : Reproduit avec autorisation Source : Géoconfluences

Cette représentation discrète du paysage a parfois été jugée trop simplificatrice ; les taches, les corridors et les autres éléments paysagers sont loin d’être uniformes et peuvent avoir des formes et des tailles différentes, influençant leur qualité et leur fonctionnalité. Les taches d’habitat les plus larges constituent des habitats optimaux pour les espèces, alors que les plus petites peuvent être des habitats complémentaires ou servir de corridor discontinu (« pas japonais ») si elles sont proches les unes des autres. En revanche, une tache d’habitat isolée peut constituer un piège écologique en raison de son inaccessibilité. Les éléments paysagers qui ne sont pas des habitats peuvent constituer un milieu favorable ou défavorable aux déplacements en fonction de leur composition et de leur configuration (par exemple une lande arbustive permettra potentiellement une connexion entre deux milieux boisés). Cette représentation est donc pertinente pour identifier des réseaux écologiques dans les paysages où les discontinuités entre les éléments paysagers (habitat/non habitat) forment des contrastes visibles. En revanche, dans des paysages moins contrastés avec des transitions graduelles entre les éléments, elle est probablement trop simplificatrice.

Réseaux écologiques ou infrastructures vertes ?

Une multitude d’expressions existe pour désigner l’ensemble regroupant les habitats et les corridors utilisés par les espèces : réseau écologique ou d’habitat, infrastructure écologique, infrastructure verte, corridor écologique, etc. Parmi elles, l’expression « réseau écologique » (ecological network) est la plus couramment employée même si elle prête à confusion avec d’autres types de réseaux écologiques, comme les réseaux trophiques. Les réseaux écologiques se distinguent des « infrastructures vertes » (greenways) par leur configuration spatiale et leurs fonctionnalités. Les infrastructures vertes se caractérisent par une forme linéaire qui facilite le transport de nutriments, d’organismes ou de matériaux, alors que les réseaux écologiques englobent à la fois les corridors et les habitats. La notion d’infrastructure verte a également une dimension davantage multifonctionnelle où les enjeux écologiques côtoient, et sont même parfois dépassés, par les enjeux sociaux et culturels (récréation de la nature, esthétique paysagère). Depuis 2013, c’est la notion d’infrastructure verte (traduite finalement par « green infrastructure ») qui a été choisie par l’Union européenne pour inciter les États membres à maintenir et préserver leurs réseaux écologiques.

Un réseau écologique est également un dispositif de planification pour favoriser la conservation de la biodiversité. Cette approche a suscité l’adhésion et l’appropriation d’une grande diversité d’acteurs en raison notamment d’une définition suffisamment vague pour pouvoir être adaptée aux spécificités des territoires (Mougenot et Melin, 2000). Planifier la conservation par le biais des réseaux écologiques permet une certaine flexibilité, au sens où des modifications dans le paysage n’entraînent pas forcément une perte irrémédiable de connectivité. La fonctionnalité d’un réseau écologique est en effet liée à plusieurs paramètres (surface totale d’habitat, qualité de l’habitat, densité du réseau, perméabilité des éléments paysagers, etc.) et la détérioration de l’un des paramètres peut, dans certains cas, être compensée en partie par l’amélioration d’un autre. Enfin, les dispositifs fondés sur les réseaux écologiques ont une dimension très didactique. Leur représentation cartographique relativement simple en fait un support lisible, aisément compréhensible pour des non-spécialistes. L’objet « réseau écologique » devient ainsi un outil facilitant la communication et la concertation entre les acteurs en reliant les enjeux de conservation de la biodiversité et de planification territoriale.

Passer de la théorie à la pratique : intégrer la connectivité dans la planification territoriale

La mise en œuvre de réseaux écologiques fonctionnels vise à maintenir les habitats et les capacités de mouvement de l’ensemble des espèces ordinaires et remarquables sur un territoire. Or, une connaissance exhaustive et précise des facteurs qui influent sur le lieu de vie et sur le déplacement des espèces est impossible à acquérir. Malgré cela, les gestionnaires et maîtres d’ouvrage doivent intégrer ces paramètres dans leurs stratégies d’aménagement. Comment alors mettre en place des actions de conservation de la biodiversité lorsque l’on n’a qu’une connaissance partielle des processus à l’œuvre ? 

Des réseaux écologiques à des échelles variées

Les réseaux écologiques couvrent des échelles spatiales et temporelles variées en fonction des processus impliqués. Les dispositifs transnationaux visent généralement à préserver les capacités de déplacement des espèces à forte mobilité, souvent considérées comme des espèces emblématiques connues dans le monde entier (« espèce porte-drapeau »). Le Terai Arc Landscape entre le Népal et l’Inde a par exemple pour objectif de relier, sur 810 km, 14 aires protégées forestières abritant entre autres le tigre du Bengale, le rhinocéros indien et l’éléphant d’Asie (Figure 6). Entre les États-Unis et le Canada, le Yellowstone to Yukon Conservation Initiative vise à maintenir et restaurer des habitats naturels variés et des corridors pour le grizzli, le caribou ou le lynx sur 3 200 km. En Afrique australe, les Transfrontier Parks doivent permettre une libre circulation des animaux sauvages indépendamment des frontières grâce à une gestion coordonnée entre les pays concernés (Guyot, 2006).

À l’échelle nationale, de nombreux pays déclinent sur leur territoire les recommandations internationales en faveur d’une mise en réseau fonctionnelle des aires protégées. L’Australie a par exemple initié le projet d’un réseau écologique latitudinal de 3 600 km (Great Eastern Ranges Initiative) pour faciliter l’adaptation des espèces au changement climatique (Figure 6). Aux Pays-Bas, dès 1990, un réseau écologique à l’échelle régionale a été établi pour préserver et restaurer des écosystèmes d’importance nationale et internationale. En France, la même stratégie a été lancée à la suite du Grenelle de l’environnement de 2007 et s’est concrétisée par la Trame verte et bleue (TVB) à l’échelle régionale.

Exemples de mise en œuvre de réseaux écologiques à l’échelle transnationale et nationale
Auteur(s)/Autrice(s) : Jean-Benoît Bouron, d'après Pulsford et coll., 2010, Yellowstone to Yukon Conservation Initiative, 2014 et Thapa et coll., 2017 Licence : CC-BY-NC-SA Source : Géoconfluences

Comme dans les autres pays, la trame verte et bleue constitue un outil complémentaire de conservation de la biodiversité qui doit s'articuler avec les autres dispositifs déjà existants sur les territoires (parcs nationaux, réserves naturelles, arrêtés de protection de biotope, Natura 2000, parcs naturels régionaux, etc.). Si des critères et des enjeux communs ont été établis pour garantir une certaine cohérence nationale, la loi n’a pas fixé de cadre méthodologique obligatoire pour identifier et caractériser la trame verte et bleue au sein des schémas régionaux de cohérence écologique (SRCE). Chaque région a ainsi été libre de définir sa propre méthodologie en fonction de la disponibilité des données, des outils et des compétences à disposition, de la place accordée à la concertation et des enjeux présents sur son territoire. La trame verte et bleue régionale est ensuite déclinée à l’échelle départementale par le biais des espaces naturels sensibles, de l'aménagement foncier agricole ou des politiques de gestion de l'eau, et à l’échelle locale dans les documents d’urbanisme1.

Des progrès à faire dans la prise en compte de la connectivité fonctionnelle

Le bilan des schémas régionaux de cohérence écologique révèle une grande diversité de méthodes et de critères pour définir et cartographier les réservoirs de biodiversité et les corridors entre les régions, mais aussi au sein d’une même région entre les différentes sous-trames. Cette hétérogénéité rend difficile une comparaison de la trame verte et bleue à l’échelle interrégionale et complexifie sa prise en compte dans l’aménagement du territoire, notamment pour les régions fusionnées par la loi NOTRe (2016). Bien que l’objectif de cette trame soit de préserver la fonctionnalité des continuités écologiques, la majorité des régions s’est focalisée sur la connectivité structurelle sans tenir compte des capacités de déplacement des espèces (Sordello et coll., 2017). Récemment, une étude exploratoire mobilisant la modélisation spatiale par la théorie des graphes a proposé une méthode reproductible, applicable aux différentes sous-trames, pour intégrer la connectivité fonctionnelle dans la gestion de la trame verte et bleue à différentes échelles spatiales (Clauzel et Bonnevalle, 2019). Le recours à des données génériques et à une méthode standardisée permet d’identifier les réservoirs et les corridors de manière homogène sur l’ensemble du territoire et de s’affranchir des limites administratives régionales. La méthode apporte aussi des informations sur la capacité des réservoirs et des corridors à maintenir la fonctionnalité du réseau écologique à une échelle globale. Ainsi, la figure 7 souligne le rôle majeur des forêts de la Montagne de Reims, de Saint-Gobain et d’Argonne (nœuds du graphe de couleur marron) qui sont connectées à de nombreuses autres taches d’habitat forestier. Elle révèle également des connexions fragiles entre les deux grands ensembles forestiers séparés par des milieux agricoles. Seuls deux corridors forestiers sont potentiellement fonctionnels pour la faune : l’un continu mais très étroit le long de la vallée de l’Oise entre la forêt de St Gobain et la Forêt d’Andigny, l’autre discontinu entre le parc naturel régional de la Montagne de Reims et la forêt d’Argonne s’appuyant sur la présence de bosquets dans les camps militaires de Mourmelon et Suippes.

Comparaison des réservoirs de biodiversité identifiés dans la trame verte et bleue (polygones gris et vert) et le réseau écologique forestier modélisé par la théorie des graphes

La carte est centrée sur la Champagne et est tirée de Clauzel et Bonnevalle, 2019.

Auteur(s)/Autrice(s) : Clauzel et Bonnevalle, 2019 Licence : Reproduit avec autorisation

Les résultats peuvent ainsi aider à la hiérarchisation des éléments de la trame verte et bleue, un enjeu actuellement peu développé dans les schémas régionaux de cohérence écologique. Cette modélisation peut également répondre à un autre objectif de la trame verte et bleue, celui de localiser, hiérarchiser et atténuer les obstacles aux continuités écologiques. En superposant le réseau écologique modélisé et les obstacles identifiés dans la trame verte et bleue (infrastructures linéaires de transport par exemple), il est possible de localiser les secteurs à haut risque de rupture de connectivité qui pourraient faire l’objet de mesures d’atténuation (passages à faune par exemple).

Depuis le Sommet de Rio en 1992, un grand nombre de pays ont adopté un objectif d’« absence de perte nette » de biodiversité et ont mis en place des démarches visant à éviter, réduire et compenser les atteintes environnementales des projets d’aménagement (« séquence ERC »). Les pertes et les gains de biodiversité y sont souvent évalués en termes de surface d’habitat détruit ou restauré dans le périmètre d’influence directe du futur projet (Regnery et coll., 2013). Or, si l’implantation d’un projet se traduit mécaniquement par la destruction d’une certaine surface d’habitat, elle peut également engendrer des effets moins visibles sur le déplacement des espèces en rompant des connexions entre des habitats situés à l’extérieur du périmètre étudié (Figure 8). Dès lors, l’évaluation environnementale ne peut pas tenir compte uniquement des espèces localisées sur l’emprise du projet et faire abstraction des enjeux écologiques à l’échelle du paysage. Les différentes mesures doivent être pensées de façon anticipée et à une échelle plus large que le site d’implantation du projet pour être en cohérence avec les processus et les interactions écologiques (Bigard et coll., 2020). Dans cette perspective, les travaux récents sur la modélisation spatiale des réseaux écologiques apportent des méthodes et des outils pour intégrer la connectivité fonctionnelle dans la planification territoriale en évaluant les atteintes par la « quantité d'habitat atteignable à l'échelle du paysage », un indicateur de connectivité tenant compte à la fois de la surface et de la qualité des taches d’habitat ainsi que de leur degré de connexion. Il devient ainsi possible d’identifier les secteurs d’implantation d’un projet qui minimisent les conséquences sur la connectivité fonctionnelle et les secteurs pour la mise en œuvre des mesures de réduction et de compensation afin de restaurer et améliorer la connectivité (Tarabon et coll., 2020).

Effets directs et indirects d’un projet d’aménagement sur la connectivité fonctionnelle du paysage
Auteur(s)/Autrice(s) : Conception : Céline Clauzel ; Réalisation : Jordan Biets Licence : CC-BY-NC-SA Source : Géoconfluences

Conclusion

De nombreux pays ont mis en œuvre des formes variées de législation en matière de réseaux écologiques afin de préserver et améliorer la connectivité. Si l’importance de celle-ci pour la biodiversité est reconnue – en témoigne la publication par l’Union internationale pour la conservation de la nature en 2020 (Hilty et coll., 2020) – les approches visant à mesurer, maintenir et améliorer la connectivité y sont jugées encore « éparses et incohérentes ». Une meilleure formalisation des concepts de réseau écologique, de connectivité ou de fragmentation, qui recouvrent chacun des réalités variées selon les acteurs, est jugée indispensable pour mettre en œuvre une conservation efficace de la biodiversité.

Bibliographie