Après trois précédents ouvrages parus entre 2018 et 2021, un nouveau livre consacré aux résultats de la génomique humaine a été publié en septembre 2022. Panorama des recherches du chercheur Johannes Krause, auteur de plusieurs travaux majeurs de ces dernières années – notamment la découverte des Dénisoviens –, cet ouvrage se concentre sur la réécriture de l’histoire des migrations humaines par la génomique, en particulier des mouvements de populations à l’origine de la complexité génétique de l’Europe.
Après plusieurs livres rédigés par des chercheurs anglophones (l’Américain David Reich) ou francophones (Évelyne Heyer, Lluis Quintana-Murci), c’est maintenant la traduction de l’ouvrage d’un chercheur allemand réputé qu’ont publiée les éditions Odile Jacob en septembre 2022, preuve de l’intérêt suscité par ces travaux et de la maturité acquise par cette discipline. Qu’apporte cette nouvelle publication par rapport à celles qui l’ont précédée de quelques années ou quelques mois ?
L’auteur, Johannes Krause, s’est associé au journaliste scientifique Thomas Trappe pour proposer ce livre qui résume les principaux enseignements tirés des travaux de Krause et de ses collègues de l’institut Max Planck d’anthropologie évolutionniste à Leipzig, le grand centre de recherche qui, sous l’impulsion du suédois Svante Paäbo, a notamment récupéré et séquencé l’ADN (mitochondrial puis nucléaire) de Néandertal. Dans l’équipe de Paäbo, Johannes Krause est le principal auteur des recherches qui ont abouti en 2010 à identifier une nouvelle forme d’Hominine, les Dénisoviens, à partir des seules données génomiques, à les relier aux autres Hominines connus – en l’occurrence les Néandertaliens – et à démontrer que certains fragments de ce génome se retrouvaient encore chez les populations d’Asie du Sud-Est et d’Océanie.
Dans ce livre, d’abord publié en allemand et dont les éditions Odile Jacob propose l’adaptation en français par le traducteur Mathieu Dumont, Johannes Krause et Thomas Trappe reconstituent les mouvements migratoires, grands et petits, qui permettent d’expliquer les variations génétiques détectées au sein des populations humaines actuelles et passées, principalement en Europe. Ces résultats constituent aussi une grande part des ouvrages précédents, mais alors que ceux-là abordaient également d’autres aspects du séquençage des génomes (l’obtention des échantillons et les problèmes pratiques ou légaux rencontrées à cette occasion chez Évelyne Heyer et David Reich, ou l’intérêt de la génomique pour la médecine chez Lluis Quintana-Murci), Krause et Trappe se concentrent d’abord sur ces nouveaux scénarios archéologiques et historiques issus des données génétiques et paléogénétiques (comme le montre le plan de l’ouvrage reproduit dans l'encadré ci-dessous). Les chapitres sont ainsi organisés chronologiquement ; chacun décrit une large période de temps caractérisée par des mouvements de populations qui ont abouti à la coexistence de deux populations dans des régions distinctes ou à des échanges génétiques plus ou moins intenses entre autochtones et immigrants (chasseurs-cueilleurs européens et agriculteurs anatoliens du Néolithique ; Européens préétablis et cavaliers des steppes – Yamna – à l’âge du Bronze ; Amérindiens et Européens en Amérique à partir du 15e siècle, mondialisation des échanges au 19e siècle).
Plan de l’ouvrage. Entre crochets sont ajoutés les principaux éléments abordés dans chaque chapitre.
Introduction
Chap. 1 – Tomber sur un os [présentation de la discipline et de ses progrès techniques récents, découverte de l’ADN des Dénisoviens et de Néandertal, « Ève » et « Adam » africains]
Chap. 2 – L’immigrant obstiné [hybridations des populations humaines préhistoriques – Sapiens, Néandertal, Dénisoviens ; expansion de H. sapiens en Europe ; phénotype à peau sombre et yeux clairs de ces populations archaïques]
Chap. 3 – L’avenir, c’est les immigrés [colonisation de l’Europe du Nord ; évolution démographique des populations paléolithiques ; apparition de la peau claire des Européens ; expansion des agriculteurs anatoliens]
Chap. 4 – Sociétés parallèles [modes de vie des agriculteurs et des chasseurs-cueilleurs ; apparition des conflits guerriers ; diminution des conditions d’hygiène associée à l’agriculture]
Chap. 5 – L’âge des jeunes hommes célibataires [épidémies en Europe avant l’expansion des populations des steppes ; migrations des hommes et des maladies associées à la domestication du cheval]
Chap. 6 – Les Européens se trouvent une langue [expansion et différenciation des langues indo-européennes associée à des migrations de populations]
Chap. 7 – Structures patriarcales [régimes matrimoniaux dévoilés par la génétique ; apparition des outils métalliques produits en série]
Chap. 8 – Ils apportent la peste [épidémies de peste associées à la multiplication des échanges et des déplacements]
Chap. 9 – Nouveau monde, nouvelles épidémies [les épidémies mondiales associées aux déplacements intercontinentaux : lèpre, typhus, syphilis, tuberculose]
Conclusion – La fin d’un monde en noir et blanc [les enseignements de la génétique moderne, les controverses et les malentendus sur ses résultats et ses méthodes]
Si les auteurs n’évoquent que peu l’apport de la génomique à la médecine, comme le fait Lluis Quintana-Murci, ils accordent par contre plusieurs chapitres aux épisodes d’expansion de quelques maladies majeures, que l’archéogénétique a pu éclairer en récupérant et en séquençant dans les os et les dents des défunts non plus le génome humain, mais celui de ces pathogènes : peste, bien sûr (la plus célèbre et la plus redoutée des maladies épidémiques), mais encore lèpre, typhus, tuberculose, syphilis… (voir encadré) ; ils précisent aussi comment la génomique a résolu quelques mystères tenaces à l’origine de longues polémiques, comme l’origine géographique de la syphilis, dont l’Amérique et l’Europe s’accusent mutuellement d’être la source (la réponse de la génétique étant… que c’est plus compliqué ! Et qu’un autre pathogène, le pian, est sans doute venu brouiller les cartes des archéologues et des historiens). Johaness Krause et Thomas Trappe s’autorisent aussi à mentionner des hypothèses encore largement spéculatives ou mal documentées mais stimulantes, et qui illustrent comment ces recherches ouvrent de nouvelles pistes à explorer. Ainsi, les études génomiques révèlent, ou font soupçonner, l’existence de pandémies anciennes : les souches archaïques de la peste (originaires des steppes d’Eurasie, pas encore transmises par les puces et pas encore « buboniques »), ont peut-être décimé l’Europe de l’âge du Bronze avant même que ces populations n’aient le moindre contact avec les populations des steppes qui s’avançaient vers elles, de la même façon que variole et typhus anéantissaient les Amérindiens avant que les conquérants européens ne découvrent leurs villages, qu’ils trouvaient déserts. Et (peut-être) cette forme ancienne de peste ne se transmettait-elle pas par les rats et les puces, mais par les chevaux de ces populations nomades, les poussant à abandonner leurs chevaux asiatiques, porteurs du bacille, pour domestiquer des chevaux sauvages européens plus résistants. Une transition qu’ont dévoilée, là encore, des analyses génomiques des populations équines et qui ont réécrit l’histoire de cet animal et de ses relations avec l’espèce humaine.
Le propos se voulant accessible à un public très large, les auteurs ne détaillent pas les méthodes d’analyse ni les protocoles que les chercheurs doivent suivre pour obtenir leurs résultats. Seule une photographie montre les conditions de stérilité draconiennes dans lesquelles Johannes Krause doit travailler pour éviter toute contamination de ses échantillons d’os ou de dent. De ce point de vue, l’ouvrage se rapproche de ceux d’Évelyne Heyer (L’odyssée des gènes, Flammarion) et surtout de Lluis Quintana-Murci (Le peuple des humains, lui aussi publié chez Odile Jacob). Pour un scientifique et surtout un biologiste versé dans les arcanes de la génétique et de la génomique, l’ouvrage paraîtra peut-être trop peu rigoureux, sautant directement aux scénarios explicatifs sans détailler suffisamment les résultats précis obtenus par les généticiens, leur traitement et le cheminement analytique et intellectuel par lequel ils conduisent à ces scénarios. Krause et Trappe privilégient clairement les conclusions et le message qu’elles délivrent sur l’histoire humaine à la cuisine interne du laboratoire. En cela aussi, ils rappellent le traitement de Lluis Quintana-Murci ; ils évitent donc les détails techniques et la précision qui font l’intérêt du gros livre de David Reich, mais qui rendent aussi sa lecture plus ardue et moins accessible. Ils en adoptent cependant un aspect bienvenu et utile : la proposition, à chaque chapitre, d’une grande carte en double page, résumant les épisodes de mouvements migratoires, accompagnée d’une frise chronologique rappelant les âges des artefacts et des sites archéologiques mentionnés dans le texte. Ils ponctuent également les chapitres de quelques photographies (en noir et blanc) et, par endroits, d’encadrés détaillant quelques notions majeures (différence bactéries-virus, immunités innée ou acquise, relations hôte-pathogène, etc.). Comparés aux ouvrages précédents, celui-ci apparaît donc comme un compromis relativement équilibré, où les figures et les encadrés complètent utilement le propos sans interrompre trop nettement le fil de la lecture.
Ce nouveau livre laisse aussi plus transparaître que d’autres les origines de ses auteurs : si David Reich présentait une recherche très internationale, faite de collaborations avec des chercheurs de divers pays sur la génomique de populations aussi bien amérindiennes qu’indiennes ou anatolienne, si Évelyne Heyer décrivait ses campagnes de prélèvement en Sibérie et si Lluis Quintana-Murci parlait largement de ses études des populations d’Afrique, Krause et Trappe évoquent plusieurs sites archéologiques allemands ou d’Europe centrale avec plus de précisions ou de détails que leurs confrères, ce qui, pour le lecteur français, décale légèrement le point de vue sur cette histoire de l’Europe et participe à l’intérêt de ce dernier arrivé. Il ne s’agit nullement de chauvinisme, simplement de la volonté des auteurs de s’adresser à leur premier lectorat, leurs concitoyens.
On peut encore comparer et rapprocher les quatre livres en notant comment tous ces auteurs insistent sur les conséquences philosophiques et politiques de leurs recherches et comment ils tentent de répondre aux critiques qui émergent contre ces recherches, accusées surtout de diviser à nouveau l’humanité en populations distinctes, plus ou moins hybridées les unes avec les autres. Génomique et paléogénomique ressusciteraient ainsi les « races » humaines du 19e siècle. Les deux auteurs soulignent évidemment combien ces accusations malvenues sont difficiles à entendre pour des chercheurs allemands. Eux rappellent que leur recherche n’introduit aucune hiérarchie entre les populations qu’identifie l’analyse des génomes actuels et passés ; ils insistent au contraire, comme Lluis Quintana-Murci, sur l’abondance et l’importance des migrations et des métissages entre ces populations humaines (auparavant séparées quelque temps et ainsi légèrement différenciées génétiquement). Ils soulignent aussi combien la xénophobie et les mouvements politiques qui prospèrent sur la peur du migrant apparaissent dérisoires et inefficaces face à un processus qui a façonné l’histoire de l’humanité depuis des millénaires. Sans dire pour autant que cela a toujours été un bienfait : les transferts de pathogènes associés aux mouvements des individus humains ont causés des ravages effroyables (peste en Eurasie, variole aux Amériques, grippe espagnole, Covid…). Ils rappellent aussi que la génomique actuelle n’est plus la génétique du 20e siècle : l’idée que des caractères complexes, comme l’intelligence, seraient déterminés par des gènes particuliers n’est plus d’actualité. Au mieux la génomique peut-elle suggérer des corrélations statistiques entre certains allèles et certains caractères phénotypiques.
Qu’un éditeur français ait jugé intéressant de faire traduire et de publier ce livre, alors qu’il propose déjà un autre ouvrage sur ce thème scientifique et que d’autres livres récents traitent ce même sujet suggère que ces recherches suscitent la curiosité ou l’intérêt d’un lectorat. Mais aussi que les chercheurs jugent utile, sinon nécessaire, de faire connaître leur travail, tant il vient modifier les connaissances précédentes et constitue un nouvel outil incontournable pour l’archéologie et l’histoire. La floraison d’ouvrages sur ce thème en l’espace de quelques années ne peut guère passer pour un simple hasard. Tous proposent une synthèse des découvertes de la dernière décennie, chacun à sa manière. Sur le fond, ils s’avèrent donc redondants, mais leur comparaison souligne aussi la robustesse des résultats obtenus, puisque tous ces chercheurs exposent peu ou prou les mêmes interprétations – même s’ils rappellent que des discussions persistent entre spécialistes – et soulignent que le nombre de génomes séquencés, actuels et anciens, ne cesse de croître et que leurs analyses consolident généralement les résultats précédents plus qu’elles ne les remettent en question. On peut donc espérer que cette multiplication de livres au contenu similaire ne conduira pas à une concurrence délétère entre eux, mais touchera au contraire un plus grand nombre de lecteurs, favorisant la diffusion de ces connaissances nouvelles, qui modifient la vision de l’histoire humaine et démontrent à quel point l’être humain est fondamentalement un voyageur, un migrant.