La vie constitue-t-elle une rupture avec le non vivant ? Non, selon Thomas Heams, qui propose d'explorer le domaine infravivant qui forme un continuum entre inerte et vivant. L'occasion d'évoquer, entre autres, les protocellules, la biologie de synthèse, l'exobiologie, les virus, les endosymbiotes… et de réfléchir à certaines des définitions du vivant proposées jusqu'à aujourd'hui. Si les réflexions proposées sont intéressantes, le fil de la pensée est parfois difficile à suivre et certains passages auraient demandé davantage d'explications.
Tout ouvrage d’introduction à la biologie commence inévitablement par un chapitre sur la définition du vivant. La conclusion étant généralement que de nombreuses définitions ont été proposées et qu’aucune ne fait consensus. Dans le sillon de nombreux autres chercheurs avant lui, Thomas Heams, maître de conférences en génomique animale à AgroParisTech et chercheur à l’Inrae, se pose à son tour la question : qu’est-ce que la vie ?
Afin d’y répondre, le premier chapitre présente différents scénarios imaginés pour expliquer les origines de la vie. L’auteur critique en particulier ceux proposant une progression linéaire de la vie, du non vivant vers le vivant, et marqués par toute une série d’étapes : la première molécule1, le premier métabolisme, la première cellule, etc. En effet, ce type de scénario occulte la diversité des systèmes qui auraient éventuellement pu coexister avant qu’un système plus compétitif ne supplante les autres. Par ailleurs, rien n’empêche d’envisager l’émergence de la vie comme la fusion de différentes entités, aux origines indépendantes, et réalisant chacune une des fonctions du vivant (la compartimentation, le métabolisme…). Dans cette hypothèse, l’origine du vivant ne serait pas à chercher dans une racine unique mais dans la coalescence de différentes branches.
Ce chapitre est également l’occasion de rappeler que la vie vient de l’inanimé, que l’organique vient du minéral. Partant de ce constat, où situer la limite entre vivant et non-vivant ? Selon Heams, il est illusoire de vouloir définir une limite franche, dans la mesure où il existe tout un continuum d’entités entre le franchement inerte et le franchement vivant, qu’il nomme infravivant. Dans ce cadre, « penser le monde infravivant, ce n’est pas créer un sas, mais c’est renverser la perspective et assumer le refus de considérer le vivant comme rupture, pour au contraire mieux l’accueillir comme un état particulier du monde. Alors, la difficulté théorique à trouver le point de bascule entre l’inerte et le vivant s’efface, ou plutôt change de statut : elle n’est plus un problème en soi mais le révélateur d’un biais cognitif dans la formulation initiale de ce projet, dans son refus même de remettre en question l’idée d’un point de bascule. » (p. 39 et 40)
Dans le chapitre suivant, l’auteur expose des recherches permettant d’approcher le monde infravivant : travaux sur les protocellules, xénobiologie, exobiologie… Ces travaux soulèvent un certain nombre de questions quant à la nature du vivant : est-il forcément constitué de cellules ? d’ADN ? de carbone ?
Le chapitre 3 constitue le cœur de l’ouvrage en abordant frontalement la question de la définition du vivant. Thomas Heams présente quelques définitions ayant été proposées et pointe les faiblesses de chacune. Selon lui, le principal problème est de vouloir créer une frontière nette entre vivant et non vivant. Pour expliquer cela, il prend l’exemple de la définition d’une colline : si tout un chacun sera d’accord pour reconnaître une colline dans un paysage, où commence cette colline ? De même, et comme l’indique le sous-titre de l’ouvrage, le vivant doit être pensé « sans frontières ». Pour Heams, il faut le voir « non pas comme une catégorie du monde, mais comme une dynamique particulière de la matière » (p. 91). Plus précisément, « il existe un monde infravivant, celui-ci est caractérisé par une mise en mouvement adaptative de la matière. En son sein, le monde vivant existe et peut être défini : il est une des possibilités matérielles du monde infravivant, utilisant la matière et l’énergie disponibles localement, une de ses directions possibles, peut-être l’un de ses états limites ». (p. 90)
Le chapitre 4 a pour objectif de déconstruire la vision machiniste du vivant qui imprègne encore certains domaines de la biologie (en particulier la biologie de synthèse) et, aussi, le grand public. Dans cette vision, les êtres vivants sont présentés comme des machines de précision au fonctionnement finement régulé. Or, « il est possible d’expliquer l’ordre du vivant sur la base d’un désordre élémentaire par une approche dite probabiliste » (p. 135). En particulier, « [Les cellules] expriment en fait des combinaisons de gènes parfois si disparates que l’idée même d’un programme génétique qui ferait réagir toutes les petites cellules-ordinateurs de manière homogène à un même signal externe est battue en brèche. » (p. 135). Thomas Heams plaide donc pour « [une théorie renouvelée de la biologie qui] se passerait enfin d’une hypothèse aussi dépassée et superflue que celle du programme (étymologiquement : écrit à l’avance) génétique qu’elle tente malheureusement trop souvent de sauver » (p. 136).
Dans le dernier chapitre, l’auteur explique en quoi notre vision du vivant influence notre façon d’agir envers lui, en quoi elle façonne notre éthique du vivant. Par exemple, une vision machiniste du génome, envisagé comme une somme d’unités indépendantes, les gènes, peut éventuellement servir de justification au fait de vouloir breveter des gènes. Or, selon Heams, les composants du vivant ne peuvent être brevetés pour au moins deux raisons. D’une part, aucun n’a de fonction indépendamment d’autres composants du vivant : un gène ne fonctionne pas seul, une protéine non plus, etc. D’autre part, ces composants évoluent en permanence, ils ne sont pas immuables.
Au final, la lecture de cet ouvrage laisse un sentiment mitigé. D’un côté, il est indéniable que plusieurs des idées présentées ne sont pas ou peu exposées dans la vulgarisation scientifique et viennent ainsi nourrir les réflexions du lecteur. De l’autre, on peut regretter que certaines idées ne soient pas suffisamment développées et donc difficiles à cerner complètement. En particulier certains travaux sont juste évoqués en une phrase ou deux, sans explications, quand d’autres affirmations mériteraient d'être argumentées. Par ailleurs, le fil directeur de l’ouvrage n’est pas toujours clairement identifiable et l’on se demande parfois pourquoi l’auteur évoque tel ou tel point. Enfin, dans un livre qui offre une réflexion sur ce qu’est la vie, il est dommage de ne pas avoir inclus une discussion sur les programmes informatiques ou sur les machines capables de réplication.
Signalons pour terminer cet entretien donné par Thomas Heams au journal Libération et qui présente plusieurs des idées développées dans son livre, ainsi que la recension publiée par l’association française pour l’information scientifique.