Dans Habiter en oiseau, Vinciane Despret revisite la notion de territoire et l’histoire de l’ornithologie en mêlant la philosophie à la science.
Rien n’est plus simple, bien qu’ils se raréfient, que d’observer les oiseaux : il suffit, pour certains, de les entendre chanter. C’est donc avec le chant d’un merle que Vinciane Despret, philosophe des sciences passionnée d’ornithologie, commence Habiter en oiseau, dans lequel elle tente de répondre à une question a priori simple : comment et pourquoi les oiseaux habitent-ils un territoire ?
Dans un premier temps, l’autrice passe en revue les différentes conceptions que les scientifiques ont eu de la notion de territoire. Elle nous montre alors comment ces conceptions sont intimement liées au mode d’observation : si le territoire a pendant longtemps été perçu comme l’expression de l’agressivité des individus qui le défendent et un lieu de compétition pour les ressources, c’est que l’observation de certains comportements comme la cache de nourriture ou le conflit se prêtaient mieux aux observations de laboratoire, qui mettent en valeur les événements rares ou spectaculaires. Ce n’est que plus tardivement que l’observation plus approfondie du temps ordinaire et, en apparence seulement, plus calme entre deux conflits, a permis de montrer que la territorialisation pacifie la vie des oiseaux : plutôt que les combats, rares, ce sont surtout les chants, fréquents, qui construisent les territoires. Le temps économisé sur les conflits peut alors être investi par les oiseaux pour entretenir leur plumage ou exercer leur chant.
L’autrice nous présente également l’exemple de Margaret Nice (1883-1974) qui, en devenant mère de famille, n’a pas pu mener une carrière de chercheuse et a été contrainte d’observer les oiseaux en amatrice. Elle a pour cela bagué les oiseaux afin de les reconnaître, ce qui lui a permis d’identifier le rôle que jouaient les femelles dans la construction des territoires, elles qui étaient jusqu’alors reléguées au rang de ressources pour la compétition sexuelle.
Au terme de cette partie, il apparaît que le mode de vie territorial est couplé à l’apparition de nouveaux comportements, exprimant de nouveaux affects (la nidification pouvant être l’expression d’un affect amoureux ou de désir).
L’autrice nuance cette vision du territoire dans la seconde partie du livre, en mêlant à cette analyse purement scientifique, sans être complètement dénuée de sensibilité, une réflexion plus philosophique inspirée notamment du livre Mille Plateaux de Gilles Deleuze et Félix Guattari. Cela change alors radicalement la compréhension du territoire qu’elle nous avait jusqu’alors donnée à voir. Nous sommes invités à ne plus voir le territoire comme un espace que les individus se disputent, mais plutôt la territorialisation comme un processus pour rendre familier un espace perçu comme agréable, en le reparcourant sans cesse et en chantant par exemple. Le territoire est alors bien plus qu’un espace délimité par des frontières, il est aussi un espace ressenti par les oiseaux : lorsque des lacs gèlent, des foulques se repartagent l’espace comme s’il était vierge, car il est perçu différemment. Ce faisant, l’autrice discute également du territoire, et notamment ses frontières, en tant que lieu de sociabilité pour les oiseaux. Les conflits ne sont alors plus seulement des moments où se joue la sélection sexuelle, mais également des moments lors desquels les oiseaux sont mis en contact, s’observent et potentiellement apprennent des autres. Je laisse le soin aux lecteurs de décider si cette vision du territoire, que l’autrice décrit comme issue de négociations géopolitiques, tend à l’anthropomorphisme, ou si elle nous invite au contraire à réactualiser nos concepts à hauteur d’animal pour accéder pleinement à leur monde.
Si ces deux points de vue, ou « modes d’attention » semblent inconciliables, l’autrice nous montre pourtant en quoi il est indispensable de les adopter tous deux. Le livre est organisé comme une partition polyphonique : les deux parties sont deux « accords », découpés en plusieurs chapitres entrecoupés de contrepoints, qui sont souvent le lieu de discuter un point abordé dans le chapitre précédent. Ainsi ce n’est qu’en harmonisant les faits scientifiques et la pensée sensible, et en jouant ces deux accords simultanément, que l’autrice nous donne accès à toute la beauté que les oiseaux déploient sous nos yeux. S’il devient alors plus difficile d’avoir une vision synthétique du territoire, il serait regrettable de passer à côté de tout ce que la nature a à nous offrir en se confinant à un seul point de vue.