Il y a 252 millions d’années avait lieu la plus grande extinction biologique connue : la crise Permien-Trias (PT). On estime actuellement que près de 90 % des espèces disparurent lors de cette extinction en masse, que l’on peut également qualifier d’« écocide » car les écosystèmes marins et continentaux ont été profondément affectés. Cet épisode d’extinction est le plus intense que l’on connaisse dans la longue liste des événements ayant ponctué l’histoire du monde vivant. Cette liste contient également les grandes extinctions de la fin de l’Ordovicien, de la fin du Dévonien, de la limite Trias/Jurassique ainsi que la célèbre crise marquant la limite Crétacé/Tertiaire. Comme toutes les extinctions, la crise PT a fait l’objet de nombreuses études portant sur ses causes et ses conséquences. Parmi les causes mises en avant, le suspect numéro un est un épisode d’intense activité volcanique ayant eu lieu dans ce qui est aujourd’hui la Sibérie. Cette zone a en effet été l’une des plus grandes provinces magmatiques de notre planète entre 252,2 et 250 millions d’années. À cette époque, les épanchements basaltiques vont recouvrir cinq à six millions de km² (soit l’équivalent de 10 fois la France métropolitaine !) sur une épaisseur moyenne de 1000 m : ce sont les fameux trapps de Sibérie. La mise en place de ces basaltes est associée à la libération de gigantesques quantités de dioxyde de carbone (gaz à effet de serre), mais aussi de sulfures, de chlorures, d’oxydes d’azotes et d’acide nitrique. Ce phénomène a généré des conditions atmosphériques et océaniques extrêmement défavorables à la vie (températures élevées, pluies acides, hypercapnie, anoxie et euxinisme océanique…).

Hypercapnie, anoxie et euxinisme

Dans les milieux aquatiques :

  • l’hypercapnie désigne une concentration anormalement élevée de CO2 dissous ;
  • l’anoxie correspond à une très faible concentration de dioxygène dissous (O2) ;
  • l’euxinisme désigne l’apparition de sulfure d’hydrogène H2S, le plus souvent dans des eaux confinées et anoxiques.
Le Trias inférieur : une période enregistrant des perturbations majeures des cycles du carbone et de l’oxygène contrôlées par l’activité des trapps de Sibérie.

Les têtes de morts situent les principales phases d’extinctions. L’étoile représente le gisement paléontologique découvert et étudié par A. Brayard et ses collaborateurs. Courbe δ18OP d’après Sun et al. (2012) et Trotter et al. (2015) ; courbe δ 13CCarb d’après Romano et al. (2013) et Goudemand et al. (2013). Gr. = Griesbachien ; Die. = Dienerien ; Smith. = Smithien

Auteur(s)/Autrice(s) : A. Brayard & G. Escarguel Licence : Pas de licence spécifique (droits par défaut)

Durant les 5 millions d’années qui suivirent cette extinction de masse, c’est-à-dire durant la totalité du Trias inférieur, la planète resta très fortement perturbée, tant au niveau des principaux cycles biogéochimiques globaux que de la diversité biologique qui subit au moins trois autres phases d’extinctions d’intensité moyenne à très élevée (Figure 1). Cette forte instabilité environnementale est classiquement considérée comme la cause directe de la très faible biodiversité caractérisant cet intervalle. Le Trias inférieur est donc interprété comme une longue période de survie post-crise suivie d’une lente rediversification des espèces à partir du Trias moyen. Cette vision classique est bâtie sur deux concepts abondamment décrits dans la littérature scientifique. Le premier est la lenteur de la rediversification : pour de nombreux auteurs, la biodiversité aurait mis près de 5 millions d’années (voire 10 ou 40 millions d’années !) pour retrouver un niveau équivalent à celui présent avant la crise PT. Le deuxième concept décrit cette pénible reconquête comme un phénomène global affectant toutes les régions du monde. C’est ainsi que notre compréhension de la vie au Trias inférieur s’est essentiellement construite autour de données considérées à de grandes échelles temporelles et spatiales.

Depuis plusieurs années, une équipe internationale1 de paléontologues, sédimentologues et géochimistes coordonnée par Arnaud Brayard (Laboratoire Biogéosciences, CNRS-Université de Bourgogne Franche-Comté, Dijon) s’emploie à démontrer que l’histoire du vivant est bien plus complexe que cela. Explorant diverses explications et interprétations alternatives, cette équipe soumet les scénarios classiques à l’épreuve des données de terrain et a remis en question de nombreux paradigmes tenus jusqu’alors pour acquis (vitesse de rediversification après la crise PT, « effet Lilliput », bioconstructions à métazoaires)2.

Effet Lilliput et bioconstructions à Métazoaires

L’« effet Lilliput » est une hypothèse selon laquelle certains organismes marins, tels que les gastéropodes ou les bivalves, étaient atteints d’une réduction drastique de leur taille corporelle pendant et après les crises majeures. Les organismes sont alors censés retrouver une taille comparable à celle d’avant la crise après plusieurs millions d’années d’évolution. Ce phénomène tire son nom du fabuleux voyage de Gulliver qui s’échoua sur l’île éponyme où tous les individus, les Lilliputiens, étaient de petite taille. Cependant, l’équipe d’Arnaud Brayard a pu montrer que ce phénomène ne prévalait pas pour un groupe majeur de mollusques (les gastéropodes) après la crise PT, la taille de nombreux spécimens étant parfois 10 fois plus grande que la taille attendue selon l’hypothèse de l’effet Lilliput ! (lire aussi Pas d'effet Lillipput chez les gastéropodes marins après la crise Permo-Trias)

La crise PT est également censée avoir entraîné la disparition des récifs construits par des organismes pluricellulaires (animaux) durant tout le Trias inférieur. À leur place se développent des dépôts massifs de carbonates d’origine exclusivement microbienne appelés microbialites, témoins d’écosystèmes dépourvus d’organismes multicellulaires. Notre équipe a cependant remis en cause ce scénario de rediversification lente et retardée des récifs. En effet, nous avons démontré la réapparition rapide à l’échelle des temps géologiques (seulement 1 à 2 millions d’années après la crise PT) de récifs formés par l’association de microbes et d’éponges de morphologies et de tailles variées. Ces récifs abritaient une faune diversifiée comprenant, entre autres, des foraminifères, des serpules, des gastéropodes, des bivalves, des ammonites, des ostracodes, des brachiopodes, des échinodermes et des conodontes. (lire aussi La réapparition rapide des récifs après la plus grande extinction de tous les temps)

En février 2017, ces chercheurs ont franchi une nouvelle étape décisive en dévoilant le contenu aussi spectaculaire qu’inattendu d’un nouveau site paléontologique daté de moins de 1,5 millions d’années après la crise PT : le gisement de Paris Canyon (Figure 2).

Le gisement paléontologique de Paris Canyon (SE Idaho, USA), photographié lors de la mission de terrain 2015
Auteur(s)/Autrice(s) : Gilles Escarguel Licence : Pas de licence spécifique (droits par défaut)

Situé à l’ouest de la ville de Paris, Idaho (USA), le gisement paléontologique de Paris Canyon est une véritable fenêtre ouverte sur la vie marine au Trias inférieur. Et le paysage révélé est aussi spectaculaire qu’inattendu. Spectaculaire, car de nombreux organismes trouvés à Paris Canyon sont préservés de façon exceptionnelle, certaines parties peu, voire non minéralisées ayant été fossilisées, apportant ainsi des informations habituellement inaccessibles aux paléontologues (Figure 3). Inattendue, car de telles conditions de fossilisations révèlent une impressionnante biodiversité animale, incluant notamment des éponges, des brachiopodes, des mollusques, des arthropodes, des échinodermes et des vertébrés, tous ces organismes ayant coexisté dans le même écosystème (Figure 4).

Quelques fossiles remarquables trouvés dans le gisement paléontologique de Paris Canyon (SE Idaho, USA), daté du Trias inférieur (250,5 millions d’années).

A. ammonites (a) et éponge leptomitide (s) ; B. éponge leptomitide ; C. ophiure (échinoderme proche des étoiles de mer) ; D. crevette (crustacé) de la famille des caridés ; E. thylacocéphale (crustacé fossile au mode de vie énigmatique) ; F. crinoïde (lis de mer) ; G. crevette (crustacé) de la famille des pénéidés ; H. dent de requin ; I. mollusque bivalve ; J. crochet de bélemnoïde (mollusque céphalopode ressemblant superficiellement aux calmars actuels et présentant de très nombreux crochets sur ses tentacules) ; K. homard (crustacé décapode) de la famille des glyphéidés ; L. coléoïde à gladius (mollusque céphalopode proche des calmars actuels). Longueur des barres d’échelles : 5 mm, sauf B et L (10 mm) et J (0,5 mm).

Auteur(s)/Autrice(s) : Arnaud Brayard Licence : Pas de licence spécifique (droits par défaut)
Vue d’artiste de l’écosystème marin dévoilé par le gisement paléontologique de Paris Canyon (SE Idaho, USA)
Auteur(s)/Autrice(s) : Jorge Gonzalez Licence : Pas de licence spécifique (droits par défaut)

Parmi la trentaine d’espèces identifiées à ce jour, deux attirent plus particulièrement l’attention : une éponge (Figure 3A, B) et un mollusque (Figure 3L). La plupart des éponges retrouvées à Paris Canyon appartiennent à un groupe énigmatique disparu depuis longtemps, les leptomitides. Or ce groupe est censé avoir vécu au début de l’ère primaire (Cambrien et Ordovicien, entre 520 et 460 Ma), soit plus de 200 millions d’années plus tôt ! Les éponges de Paris Canyon représentent donc un cas remarquable de « taxon Lazare », c’est-à-dire un groupe d’organismes que l’on croyait disparu à tort, du seul fait d’un enregistrement paléontologique déficient.

Inversement, une des nombreuses espèces de mollusques retrouvées à Paris Canyon est apparentée au groupe des calmars (céphalopodes coléoïdes possédant un gladius – organe corné, essentiellement composé de chitine, et qui joue le rôle de structure de soutien interne chez plusieurs groupes de céphalopodes tels que les calmars), des animaux normalement connus qu’à partir du début du Jurassique, soit 50 millions d’années plus tard !

Ainsi, l’écosystème de Paris Canyon associe non seulement des groupes typiques du Trias, mais aussi des groupes anciens (survivants de l’ère primaire) et les premiers représentants de groupes modernes encore présents dans la nature actuelle. De plus, les fossiles de l’Idaho illustrent une biodiversité plus élevée et un écosystème marin bien plus complexe que ceux décrits jusqu’à présent pour le Trias inférieur. Cette vie florissante est stupéfiante car elle s’épanouissait immédiatement après un événement majeur d’extinction (la crise de la fin du Smithien, voir Figure 1) qui lui-même fait suite à la plus grande crise biologique connue (la crise PT) !

Le site de Paris Canyon a-t-il été le seul refuge biologique des espèces marines durant le Trias inférieur ou bien d’autres exceptions de ce type attendent-elles encore d’être découvertes ? La question reste ouverte. Une chose est cependant acquise : à la frontière entre deux mondes, et dans l’immédiat prolongement d’une crise biologique et environnementale majeure, le Trias inférieur est une période charnière de l’histoire de la vie sur Terre. Une période complexe, perturbée, mais certainement pas dévastée ; une période qui n’a pas fini de livrer tous ses secrets !

Notes

1 Le Laboratoire Biogéosciences (CNRS/Université de Bourgogne Franche-Comté, Dijon), le Laboratoire Magmas et Volcans (CNRS/IRD/Université Blaise Pascal Clermont-Ferrand), l’Institut de Génomique Fonctionnelle de Lyon (CNRS/ENS de Lyon), le Centre de Recherche sur la Paléobiodiversité et les Paléoenvironnements (CNRS/Sorbonne Universités-MNHN/Université Paris 6 Pierre et Marie Curie) et le Laboratoire d’Ecologie des Hydrosystèmes Naturels et Anthropisés (CNRS/ENTPE/Université Lyon 1), Department of Earth Sciences, Montana State University (USA), Nanjing Institute of Geology and Palaeontology, Nanjing (Chine), Department of Geology, National Museum of Wales (UK), West Jordan (USA), Spanish Fork (USA), Paläontologisches Institut und Museum, Universität Zürich (Suisse), Department of Palaeobiology, Swedish Museum of Natural History, Stockholm (Suède), Department of Palaeontology, Natural History Museum Luxembourg (Luxembourg), Department of Earth Science, Utah Valley University, (USA).

Les travaux de l’équipe coordonnée par A. Brayard, initialement soutenus par la Région Bourgogne, la FRB (Fondation pour la Recherche sur la Biodiversité) et par le CNRS (Programme INSU-INTERRVIE), sont actuellement financés par l’Agence Nationale de la Recherche (projet « AFTER » 2013-2017).

2 Voir par exemple les communiqués de presse des articles publiés par la même équipe :

Référence

Unexpected Early Triassic marine ecosystem and the rise of the Modern evolutionary fauna
A. Brayard, L.J. Krumenacker, J.P. Botting, J.F. Jenks, K.G. Bylund, E. Fara, E. Vennin, N. Olivier, N. Goudemand, T. Saucède, S. Charbonnier, C. Romano, L. Doguzhaeva, B. Thuy, M. Hautmann, D.A. Stephen, C. Thomazo, Gilles Escarguel
Publié dans Science Advances le 15 Février 2017 (vol. 3, n°2, e1602159, DOI : 10.1126/sciadv.1602159)

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