Cet article fait partie du dossier Les arômes alimentaires. Après avoir rappelé quelques propriétés physicochimiques des molécules (polarité, solubilité, chiralité) impliquées dans leur perception, il présente les mécanismes physiologiques à l'origine de la perception (olfactive, gustative et trigéminée) et précise en quoi la perception est un phénomène complexe, qui dépend à la fois de l'individu (1% de notre programme génétique serait dédié au codage de récepteurs olfactifs), de son environnement mais aussi de son expérience personnelle. Il termine en présentant les bases du travail d'un aromaticien.
Introduction
Au-delà de la nature chimique des arômes, l’expérience culinaire dépend aussi de la physiologie de la perception de ces arômes. Nous verrons que cette expérience ne peut être totalement décrite à partir de l’analyse des seuls paramètres physico-chimiques et processus physiologique mis en jeu.
Quelques rappels de chimie
Un arôme est le résultat de la présence dans les aliments de certaines molécules (les composés d’arômes) qui partagent certaines propriétés physico-chimiques, même si leur diversité est très grande (voir l'article « Qu’est-ce qu’un arôme alimentaire ? » ainsi que « Épices et herbes aromatiques »). Pour comprendre le comportement des composés d’arômes, il est donc nécessaire de rappeler quelques notions de chimie qui interviennent dans leur propriété.
Polarité
La polarité d'un composé peut varier de composé apolaire à composé ionique. Entre les deux, on trouve des composés plus ou moins polaires (voir figure 1). On peut donc classer les composés en fonction d'une échelle de polarité (voir tableau pour quelques composés chimiques classiques et pour quelques constituants alimentaires). Notons que l'eau, solvant biologique majeur, fait partie des molécules non ioniques très polaires.
Échelle de polarité de quelques composés chimiques classiques. | Échelle de polarité de quelques constituants alimentaires. Les protéines ne peuvent être classées précisément, leur polarité étant très variable en fonction de leur composition en acides aminés. |
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Solubilité
Selon la maxime qui veut que « qui se ressemble s’assemble », les composés peu polaires ou apolaires se solubilisent dans des solvants peu ou pas polaires, et les composés très polaires, ou ioniques, se solubilisent dans des solvants polaires (au premier rang desquels l’eau). Pour un arôme, la solubilisation va bien entendu dépendre de la nature des composés d’arôme, mais le plus généralement ceux-ci étant faiblement polaires voire apolaires, ils vont préférentiellement se solubiliser dans des solvants peu polaires ou apolaires ; tels les huiles, les graisses et certaines protéines. Ceci aura des répercussions sur les méthodes d’extraction des composés d’arômes (voir l’article « Qu’est ce qu’un arôme alimentaire ? »)
Chiralité
La chiralité est une propriété tridimensionnelle : un objet chiral n'est pas superposable à son image dans un miroir plan. On cite souvent comme exemple les deux mains droite et gauche qui sont des images l'une de l'autre dans un miroir, mais non superposables (voir figure 2).
Deux molécules chirales ont la même composition chimique et les mêmes propriétés chimiques et physiques, à l’exception du sens de déviation de la lumière polarisée. Elles correspondent donc à la même substance chimique et portent le même nom. En revanche, la chiralité influence souvent l’activité des molécules biologiques. En effet, les deux configurations ne sont pas forcément à même d’établir des interactions moléculaires, basées sur une reconnaissance tridimensionnelle, identiques (comme il n’est pas aisé d’enfiler des gants en inversant la droite et la gauche). Citons, pour les arômes, le cas de la carvone (voir figure ci-dessous), molécule dont l’énantiomère gauche (l ou (-) carvone) est associée à la menthe douce, alors que l’énantiomère droit (d ou (+) carvone) est associé au carvi (plante fournissant des fruits aromatiques éponymes / fruit aromatique utilisé en assaisonnement, issu de la plante portant le même nom).
Physiologie de la perception de l’arôme
Quelques définitions
Le goût et les termes associés désignent souvent des choses différentes dans le langage courant et pour le spécialiste, d’où la nécessité de définir les termes utilisés. Dans cet article, il faudra comprendre les mots utilisés selon les définitions du spécialiste.
En langage courant, le goût correspond à l’ensemble des perceptions gustatives, olfactives et trigéminales d’un aliment en bouche, autrement dit la perception de toutes les stimulations chimiques générales générées par un produit.
Pour le spécialiste, la définition du goût est plus limitée, elle correspond à la sensation résultant de la stimulation des bourgeons du goût (gustation).
A propos de l’ensemble des perceptions olfactives, gustatives et trigéminales d’un produit, le spécialiste parle de flaveur.
L’arôme correspond à la perception des composés volatils par l’épithélium olfactif par voie rétronasale (ce qui explique que les aliments ont peu de saveurs lorsqu’on a le « nez bouché »). Notons que l’odeur correspond également à la perception par l’épithélium olfactif, mais par voie nasale directe.
La saveur correspond à la perception des composés sapides par les papilles gustatives situées sur la langue.
Les sensations trigéminales sont véhiculées par le nerf trijumeau et correspondent à la perception thermique, mécanique et chimique. Elles permettent de ressentir le côté piquant, astringent, brûlant ou rafraîchissant d’un aliment (INRA).
Mécanisme de l’odorat
La détection d’une odeur ou d’un arôme est le fait de l’activation du cerveau, mais pas n’importe comment. Les molécules odorantes se lient à des récepteurs spécialisés situés à la surface des neurones olfactifs. Chaque molécule odorante doit être captée par un récepteur spécifique, ainsi certaines personnes ne sont pas capables de différencier la l (-) carvone et la d (+) carvone, car elles ne possèdent pas le récepteur spécifique leur permettant de le faire.
Ces récepteurs ont plusieurs caractéristiques intéressantes, à commencer par l’histoire de leur découverte. Différents travaux de physiologie cellulaire avaient montré que l’activation des neurones olfactifs par les molécules odorantes passait par des protéines G trimériques. Or, l’une des caractéristiques de ces protéines G est d’être activée par liaison avec des récepteurs couplés aux protéines G, récepteurs qui ont comme caractéristique de tous comporter 7 segments transmembranaires. Linda Buck et Richard Axel ont eu l’idée de rechercher non par les protéines (les récepteurs), mais leurs gènes. Pour cela, ils ont repéré les séquences les plus conservées des gènes codant pour les récepteurs couplés aux protéines G connus à l’époque et ont utilisé ces séquences pour réaliser des sondes oligonucléotidiques permettant d’aller à la pêche aux autres gènes comportant de telles séquences. Ils ont utilisé ces sondes pour ensuite repérer, parmi les ARNm totaux isolés de neurones olfactifs, ceux présentant de telles séquences. La publication initiale porte sur l’isolement de 18 gènes codant pour les premiers récepteurs olfactifs identifiés. Le plus étonnant est que des centaines d’autres gènes ont été isolés depuis, faisant des récepteurs olfactifs la plus grande famille de gènes que l’on connaisse. Ainsi, prés de 1 % du génome pourrait être utilisé uniquement pour coder ces récepteurs.
La liaison des molécules odorantes sur leurs récepteurs va entraîner la création de potentiels d’actions à la surface des neurones olfactifs dont les projections sont situées au niveau du bulbe olfactif. Les différents neurones ainsi stimulés génèrent une image topographique correspondant à une carte d’activation de l’épithélium olfactif. Cette image brute va ensuite être traitée dans le cerveau avec intervention de différentes aires (voir figure ci-dessous), ce qui va permettre l’identification consciente de la molécule et l’attribution d’une valeur hédonique.
L’expérience culinaire
Mais le plus souvent, l’histoire ne s’arrête pas là. Nous avons tous en mémoire le souvenir d’un pain doré, croustillant, odorant, coupé au couteau ou rompu à la main, et tous ces paramètres participent au plaisir que l’on peut ressentir à sa dégustation. En effet, les différentes informations visuelles (forme, couleur), odorantes (odeur, arôme), somesthésiques (toucher, texture), sapides (saveurs) et auditives (sons) vont être intégrées, le tout donnant naissance à une seule et unique image multi sensorielle.
L’expérience culinaire n’est donc pas seulement le produit des stimulations en provenance des récepteurs olfactifs, des bourgeons du goût et des papilles gustatives…Elle est une synthèse complexe entre les stimulations sensorielles directement liées à la préparation culinaire, sans oublier son aspect visuel (couleur, présentation), et d’autres paramètres, comme l’environnement de celui qui goûte (sons, ambiance), son état (faim ou satiété), ou son expérience personnelle, etc.
L’aromaticien : entre scientifique et artiste
L’aromaticien est une personne qui va essayer de créer ou de recréer (contretypage) un arôme à partir des différents composés d’arômes dont il dispose. Pour cela, il va se baser sur un ensemble de techniques qui ne sont pas toutes parfaitement transmissibles par écrit. Ainsi, les formules essayées ne découlent pas toujours, loin de là, d’une logique déductive. L’empirisme, nourrit par l’expérience du professionnel, intervient fréquemment. De plus, un outil essentiel permettant d’évaluer et de guider le développement de l’arôme reste le nez de l’aromaticien.
Bien entendu, développer un arôme en laboratoire n’est que la première étape, la suivante consistant à la mise en œuvre de cet arôme dans un produit fini. Cela nécessite d’effectuer des essais d’incorporation dans une base proche du produit alimentaire à aromatiser, essais visant, entre autres, à mettre en évidence les problèmes d’interaction qui peuvent survenir, et qu’il va falloir résoudre. Enfin, des essais en milieux industriels sont menés avant l’éventuelle mise sur le marché du produit fini.
Des problèmes spécifiques peuvent en particulier apparaître à l’occasion de traitements thermiques (cuisson). Un traitement thermique peut en effet aboutir à une perte de certains composés d’arômes qui auront été utilisés dans l’arôme mis au point par l’aromaticien, et ainsi modifier le résultat final.
D'autres problèmes peuvent également être posés par les réactions de Maillard. Ces réactions sont largement responsables de la coloration (brunissement) et de la saveur spécifique des aliments cuits tels que la viande grillée, la croûte du pain ou le café torréfié. Elles se développent à la cuisson lorsque des acides aminés et des sucres réducteurs sont présents simultanément. Elles sont dues initialement à la réaction des groupements carbonyles (C=O) des sucres avec le groupement amino (sous la forme -NH3+) des acides aminés. Cette première réaction est ensuite suivie par un réarrangement intramoléculaire dit d'Amarodi ou de Heyns, puis d'une évolution de ces produits par différentes réactions donnant naissance à de multiples composés d'arômes (plus de 1000 sont identifiés pour le café torréfié contre trois avant traitement). Bien entendu, une telle action peut aboutir à la création d'arômes désirables, mais également indésirables, aussi est-il indispensable de contrôler ces réactions en jouant sur différents paramètres (température, teneur en eau, pH, composés initiaux, etc...) et de tester le résultat obtenu en présence de l'arôme mis au point par l'aromaticien.
Pour aller plus loin
Génétique moléculaire des récepteurs olfactifs
Article de synthèse, médecine/sciences ; 10 : 1083-90, INSERM, 1994