L’article ci-dessous est paru dans Pour la science et est reproduit ici avec l’autorisation de ce périodique.

Avec les progrès de la microbiologie, la conception de l’identité humaine ne cesse d’évoluer et de s’éloigner de l’anthropocentrisme de l’âge classique. En prenant conscience des rôles cruciaux joués par des partenariats microbiens tout au long de son histoire, Homo sapiens redécouvre sa nature. Il est Chosmo sapiens, un collectif « méta-humain » dont les développements passés, présents et à venir dépendent fondamentalement des micro-organismes. Cette réalisation n’est pas mineure. Un parallèle aide à en comprendre les enjeux. Car ce n’est pas la première fois (ni la dernière) que notre espèce est amenée à questionner son identité.

Aujourd’hui, la planète est principalement peuplée de micro-organismes (bactéries, archées, eucaryotes unicellulaires) et de virus. Les scientifiques estiment le nombre des premiers à 5.1030, tandis que les seconds seraient 10 à 100 fois plus nombreux. Tous ces petits êtres évoluent très rapidement, se métamorphosent les uns les autres et changent le cours de la vie sur terre [1]. Pourtant plutôt que ce bouillonnement fascinant d’innovations, de luttes intestines et de coopérations agitant l’infiniment petit, c’est souvent Homo sapiens, notre espèce qui est au cœur de l’attention scientifique et philosophique. L’anthropocentrisme n’est pas né de la dernière pluie et cette perspective nous est très familière. Nous nous sommes tous interrogés un jour sur le propre de l’homme, à la recherche de caractéristiques singulières, dans notre développement, notre comportement, notre système immunitaire, notre conscience, notre langage. Mais difficile de rester entre soi pour répondre à ses questions. Les développements de la théorie de l’évolution nous plonge d’emblée dans une perspective plus large : Homo sapiens est le résultat d’une longue histoire.

Celle-ci commence il y a très longtemps, au moins deux milliards d’années de cela. Sur Terre, deux types de microbes, les archées et les bactéries se partageaient la planète, coopérant parfois ensemble. D’un partenariat endosymbiotique, une bactérie ancestrale emboîtée dans une archée ancestrale, une nouvelle forme de vie allait émerger : la cellule eucaryote dont nous dérivons tous. La raison pour laquelle cette étape lointaine de notre histoire ne peut pas être passée sous silence est que chacune de nos cellules en porte encore de nombreuses traces. D’une part, nos instructions génétiques se sont développées sur la base d’un mélange d’instructions ancestrales, certaines provenant de la bactérie, d’autres de l’archée, ce qui signifie que dès les origines nous sommes fondamentalement hybrides sur le plan génétique. Puis au cours du temps, d’autres gènes, apportés par des virus et des rétrotransposons sont aussi venus s’inviter dans les génomes de nos ancêtres. Les premiers représenteraient aujourd’hui 8 % des séquences de notre ADN, les seconds 34 %. D’autre part, l’intérieur de nos cellules abrite des mitochondries, qui sont les descendants de cette bactérie ancestrale. Elles nous fournissent des ressources énergétiques indispensables. Nous sommes donc fonctionnellement, compositionnellement, organisationnellement mosaïques. C’est un assemblage historique, accidentel, provenant en partie des populations microbiennes et virales qui a permis le développement des caractéristiques humaines. Or c’est dans cette contingence de notre identité que pour certains le bât blesse, qu’il y a matière à repenser notre humanité faite de bric et de broc (microbiens).

Prenez nos mitochondries : ce sont certes de précieuses usines énergétiques, mais elles sont aussi impliquées dans certaines de nos maladies, et limitent peut-être notre longévité. Fruit du hasard et du bricolage évolutif, Homo sapiens n’était pas aussi efficace, parfait, endurant que certains pourraient le souhaiter. Les théoriciens du post-humanisme ont donc proposé d’augmenter Homo sapiens, d’y ajouter des pièces pour rendre notre corps, notre esprit plus performants. Certains Homo sapiens se sont rêvés cyborgs : être duals avec des traits humains, des prothèses technologiques et surtout des propriétés nouvelles construites collectivement à l’interface entre l’humain et la machine. La raison pour laquelle nous mentionnons ici les cyborgs c’est que plusieurs questions posées par les post-humanistes pour déterminer où se niche notre humanité aident à comprendre intuitivement celles qui se posent aujourd’hui au sujet de Chosmo sapiens, et donc à saisir des aspects importants de la révolution microbiomique en cours. Par exemple, le lien entre le corps humain et l’identité humaine dans le cas des cyborgs semble ténu. Cesse-t-on d’être un humain au-delà d’une certaine quantité de prothèses technologiques, ou bien quand une majorité de nos traits sont construits à l’interface homme-machine ? D’autre part, la capacité d’évolution du corps humain semble moindre et moins rapide que celle des prothèses technologiques. Dans ce cas, l’association avec des composants extra-humains évoluant les plus rapidement peuvent-ils nous faire perdre ou dépasser notre identité ? Enfin, l’évocation des cyborgs éveille des craintes manifestes. Que se passera-t-il si l’interface homme-machine se révèle instable ? La transformation de l’identité humaine sera peut-être de facto limitée, moins radicale qu’annoncée. À l’inverse n’y a-t-il pas un risque que ce système homme-machine se déshumanise entièrement, si les technologies composant les cyborgs peuvent être manipulées de l’extérieur ?

Des questions semblables sont soulevées par la découverte de Chosmo sapiens, avec une nuance de taille. Chosmo sapiens n’est pas un cyborg, ce n’est pas un post-humain. Homo sapiens a toujours été Chosmo sapiens, simplement il ne le savait pas. S’il doit être qualifié de façon technique, Chosmo sapiens est un méta-humain. Il est co-construit depuis ses origines par des éléments du monde microbien avec lequel il est indéfectiblement lié. Autrement dit, nous sommes fondamentalement pluriels. Pourquoi cela affecte notre identité ? En chacun d’entre nous, il y a autant de cellules humaines (hybrides donc) que de cellules microbiennes, 100 à 150 fois plus de familles de gènes microbiens que de familles de gènes humains. Le lien entre corps humain et identité est donc plus ténu que nous le pensions. La part de l’interface humain-microbes, encore à établir, est aussi probablement non négligeable. Le microbiome affecte ainsi au minimum la formation de nos os, la vascularisation de nos intestins, notre métabolisme, le développement de notre système immunitaire, et en psychotropes naturels, jouent possiblement un rôle dans notre comportement (nous rendant plus ou moins anxieux, plus ou moins sensibles à la douleur) [2]. Résidents intérieurs, pilotes, co-pilotes, le rôle de notre microbiome fait l’objet de profond débats [3] mais influence manifestement des propriétés parmi les plus intimes de notre espèce. Notre identité méta-humaine est cependant dynamique à court terme, et peut-être à long terme. L’interface homme-microbiome et l’importance de leur impact fluctuent durant le cours de nos vies parce que nos populations de microbes changent. Un nouveau-né dépourvu de microbes serait incapable de s’alimenter dans les premiers jours de sa vie : est-il moins humain pour autant ? Les gènes du microbiome de Chosmo sapiens sont en principe beaucoup plus évoluables que ne le sont nos propres gènes. Les microbes peuvent en effet s’échanger des gènes par transfert latéral et disposent d’un temps de génération beaucoup plus court que le nôtre : des centaines de milliers de générations de microbes se succèdent pendant une génération humaine. Dans ce cas, si notre propre génétique ne contraint pas, en la sélectionnant, la diversité de nos microbes, l’évolution de Chosmo sapiens passera largement par celle de ses résidents intérieurs ! L’avenir de l’humanité sera peut-être tributaire de causes extra-humaines.

Pour cette raison, les considérations sur la post-humanité et la méta-humanité vont probablement être amenés à se croiser de plus en plus fréquemment. Puisque l’humanité dépend des microbes de manière encore plus contingente qu’on ne l’avait anticipé, certains voudront très probablement modifier nos microbiomes par des approches biotechnologiques pour augmenter Chosmo sapiens : façonner des cyborgs microbiologiques. Si ces approches déstabilisent Chosmo sapiens, ou si des modifications à grandes échelles du microbiome en résultent, nous serons effectivement déshumanisés. Avant d’inventer un « post-méta-humain », et de chercher à explorer de nouvelles identités, il paraît donc judicieux de comprendre dans le cadre d’études scientifiques contrôlées comment humains et microbes maintiennent leur équilibre, ce qui contrôle nos affinités mutuelles, et de savoir comment les microbiomes se transmettent au cours des générations. Mais, si on doit se risquer à une prévision : parce qu’Homo sapiens a désormais découvert Chosmo sapiens, il inventera probablement Chaosmo sapiens en explorant les multiples facettes de sa méta-humanité.

Références

[1] Bapteste E. Les gènes voyageurs : l’odyssée de l’évolution. Belin
[2] Sommer F, Bäckhed F. The gut microbiota--masters of host development and physiology. Nat Rev Microbiol. 2013 Apr;11(4):227-38.
[3] Bapteste E. Conflits intérieurs : Fable scientifique, Éditions Matériologiques. http://materiologiques.com/essais-2427-4933/207-conflits-interieurs-9782919694891.html