Le carbone organique des sols est principalement issu des apports végétaux vers le sol. La fragmentation des débris les plus gros par la macrofaune du sol et leur décomposition et transformation par les micro-organismes assurent la formation de la matière organique des sols, ainsi présente sous des formes chimiques variées, depuis des biopolymères complexes (comme la lignine) jusqu’à des monomères (comme des sucres simples). La matière organique des sols est à l’origine de propriétés fondamentales pour le fonctionnement des sols. Sa minéralisation contrôle la fertilité des sols en libérant des nutriments indispensables à la croissance des végétaux. Elle influence la structure du sol, limitant l’érosion et augmentant la rétention de l’eau, et filtre les eaux de pluie avant leur arrivée dans les nappes, atténuant les pollutions aquatiques.

La matière organique des sols représente aussi le réservoir continental de carbone le plus important, supérieur au stock de carbone présent dans la biomasse et dans l’atmosphère réunies. De faibles variations de la quantité de carbone organique présent dans les sols peuvent donc conduire à un changement significatif de la concentration en CO2 atmosphérique. Les sols occupent ainsi une place prépondérante dans le cycle du carbone aux échelles de temps courtes, de la décennie au millénaire. Le carbone est aussi présent dans le sol sous forme inorganique au travers de l’équilibre des carbonates. Les ions carbonate (CO32−) et bicarbonate (HCO3) peuvent être libres dans la solution du sol ou piégés dans des minéraux (par exemple dans la calcite CaCO3 ou la dolomite CaMg(CO3)2). Les flux de carbone entre les sols et l’atmosphère générés par la dynamique des carbonates des sols à l’échelle de temps de la décennie sont très incertains mais nettement inférieurs aux flux de carbone relatifs à la dynamique des matières organiques [1]. Leur étude dépasse le cadre de cet article.

Les sols sont à l’interface entre la biosphère, l’hydrosphère, la géosphère et l’atmosphère, ce sont les interactions entre ces compartiments qui vont contrôler les flux de carbone vers et depuis la pédosphère. Il faut donc envisager la compréhension des mécanismes qui contrôlent ces flux dans une approche pluridisciplinaire. Les perturbations anthropiques doivent aussi être considérées. Les changements d’occupation des sols et de pratiques culturales ainsi que les changements environnementaux en cours, réchauffement climatique et perte de biodiversité en tête, sont susceptibles d’affecter qualitativement ou quantitativement l’évolution des stocks de carbone organique du sol.

À la période qui s’ouvre, celle de l’Anthropocène1, le cycle du carbone est bouleversé et les sols pourraient jouer un rôle central dans l’atténuation ou l’accélération du dérèglement climatique en cours. Afin de prédire le devenir du carbone organique des sols, il s’agit de trouver des moyens d’estimer les stocks et les flux présents et passés depuis et vers le sol. Il faut ensuite comprendre et hiérarchiser les processus qui contrôlent ces entrées et sorties de carbone du sol. Finalement, il s’agit à partir de ces données et de notre compréhension des processus en jeu de tenter de modéliser les évolutions passées en vue de comprendre et prédire le futur du carbone des sols en fonction des changements environnementaux et d’occupation des sols.

Estimations du stock et des flux de carbone depuis et vers la pédosphère

La quantité de carbone organique d’un échantillon de sol est classiquement déterminée par analyse élémentaire après combustion sèche de la « terre fine », c’est-à-dire de l’échantillon de sol débarrassé de ses éléments les plus grossiers (> 2 mm, en particulier morceaux de roche, graviers, racines). Lors de cette analyse, la matière organique contenue dans la terre fine de l’échantillon est intégralement brûlée en présence de dioxygène et le CO2 libéré par cette combustion est ensuite quantifié, généralement à l’aide d’un détecteur infrarouge. Comme cette méthode permet de déterminer la quantité totale de carbone, l’échantillon doit préalablement être décarbonaté par un traitement acide s’il contient du carbone minéral sous forme de carbonates. Dans les échantillons de surface (0 à 20 cm), la terre fine contient typiquement de 1 à 5 % de carbone pour un sol tempéré.

Le stock de carbone d’une colonne de sol (Figure 1), exprimé en g · m-2 sur une certaine profondeur, peut alors être estimé à partir de cette mesure obtenue dans chaque horizon de sol. Pour cela, la concentration en carbone organique de chaque horizon est rapportée à la densité apparente de l’horizon et à son épaisseur. La densité apparente correspond à la masse de terre fine par unité de volume, c’est-à-dire que la masse des éléments grossiers n’est pas prise en compte dans ce calcul. Le stock de carbone organique d’une parcelle ou d’un territoire donné est alors obtenu en extrapolant cette mesure à l’ensemble de l’aire occupée par l’unité de sol correspondante. Les estimations reposent ainsi sur des bases de données des sols, une des plus récentes et détaillées étant la Harmonized World Soil Database produite par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO).

Le carbone du sol

A. Profil de sol d’une prairie. B. La concentration en carbone décroît exponentiellement avec la profondeur, mais la contribution du sol profond (> 30 cm) au stock de carbone, bien que peu étudiée et donc présentant de grandes incertitudes, représenterait plus de la moitié du stock de carbone des sols. C. La partie superficielle du sol contient essentiellement du carbone entré récemment dans le sol. Plus la profondeur augmente et plus la proportion de carbone « ancien » est importante.

Auteur(s)/Autrice(s) : Basile-Doelsch et coll., 2020, traduit par Pascal Combemorel Licence : CC-BY Source : Biogeosciences

Les estimations les plus récentes évaluent le stock de carbone mondial dans le premier mètre de sol à environ 1300 PgC (1015 g de carbone = 1 Gt de carbone) [2] sans compter les racines, partie vivante des plantes dont le carbone est comptabilisé dans la biomasse végétale terrestre. Les incertitudes augmentent avec la profondeur car les données sont beaucoup moins nombreuses et plus disparates. L’estimation du stock de carbone organique pour le réservoir sol total est d’environ 3000 PgC. La répartition des stocks de carbone organique des sols est hétérogène et dépend des régions écologiques (Figure 2). D’un point de vue climatique, les zones tropicales et polaires ont les stocks les plus élevés, car dans les premières l’importante productivité primaire est responsable d’un fort flux entrant, tandis que dans les secondes les faibles températures ralentissent la décomposition de la matière organique et sont donc à l’origine d’un faible flux sortant. Les zones arides, du fait de leur très faible productivité primaire, ont les stocks les plus faibles et les zones tempérées présentent des stocks intermédiaires. D’un point de vue pédologique, les pergélisols, dont la base est gelée en permanence, et les sols des zones humides, comme les tourbières, avec respectivement un tiers et un dixième du stock de carbone dans le premier mètre représentent les réservoirs les plus conséquents.

Répartition mondiale du stock de carbone organique dans le premier mètre de sol

La figure (a) montre que les stocks de carbone organique du sol les plus importants se situent aux hautes latitudes et dans les régions montagneuses alors qu’ils sont faibles au niveau des déserts. La figure (b) donne la répartition de la masse de carbone en fonction de la latitude (avec un pas de 5°).

Auteur(s)/Autrice(s) : Köchy et coll., 2015 Licence : CC-BY Source : SOIL

Ces stocks de carbone, rapportés à la quantité de carbone contenue dans les autres réservoirs terrestres [3], illustrent bien l’importance quantitative du carbone des sols (Figure 3). La biomasse terrestre, estimée à 650 PgC, représente ainsi seulement un peu plus de 20 % du stock pédologique tandis que l’atmosphère, dont le stock d’environ 600 PgC à l’ère préindustrielle s’approche maintenant de 900 PgC représente un peu moins de 30 % du stock de carbone du sol.

Cycle global du carbone

Les stocks de carbone sont représentés par des ronds tandis que les flux de carbone sont figurés par des flèches de différentes couleurs. Rose : volcanisme ; gris : combustibles fossiles et production de ciment ; jaune : changements d’occupation des sols (déforestation principalement) ; vert clair : flux net correspondant à la photosynthèse ; bleu-vert : flux net correspondant à la dissolution du carbone atmosphérique dans les océans.

Auteur(s)/Autrice(s) : Friedlingstein et coll., 2020, traduit et adapté par Pascal Combemorel Licence : CC-BY Source : Earth System Science Data

Afin de suivre l’évolution de ces stocks de carbone des sols à l’échelle globale, il est nécessaire d’évaluer les flux entrants et sortants. Les premiers sont associés à la production primaire rejoignant le sol et ensuite dégradée ou transformée pour former la matière organique du sol. Les seconds correspondent à la respiration écosystémique et, dans une moindre mesure, à l’érosion puis au stockage géologique de carbone organique du sol préservé dans les sédiments. Pour quantifier l'intensité des échanges, une méthode indirecte consiste à estimer le flux au travers des variations de contenu en carbone des autres réservoirs. On estime ainsi les entrées de carbone à 59 PgC · an-1 pour les années 1990 et les sorties liées à la respiration écosystémique à 58,5 PgC · an-1. La biomasse brûlée lors de feux ajoute 0,4 PgC · an-1 et les sols auraient donc stocké en moyenne 0,1 PgC · an-1 à cette période [4]. Une autre méthode indirecte consiste à considérer que le cycle est à l’équilibre et à évaluer les surfaces concernées par des changements d’usage des terres, par exemple le passage de forêts en terres agricoles, et d’agréger les estimations de flux de carbone associés. Afin d’obtenir des estimations plus fines, il est possible d’effectuer des mesures directes grâce à des réseaux de tours à flux (Figure 4) permettant de mesurer pour des pas de temps courts, de l’ordre de la minute, les flux de carbone à l’échelle d’un écosystème [5]. Une autre méthode directe consiste à mesurer régulièrement le contenu en carbone des sols sur un intervalle de temps long, supérieur à la décennie, les évolutions des stocks étant difficiles à mesurer sur des pas de temps plus courts. Ces données, aujourd’hui rares, sont amenées à se développer dans les prochaines années grâce à la mise en place de réseaux de surveillance des sols et, plus généralement, des écosystèmes. À terme, un couplage de ces mesures de dynamique du carbone organique pourraient permettre d’extrapoler les entrées et sorties de CO2 à l’échelle des régions écosystémiques et d’estimer plus précisément les échanges nets de CO2 du sol à l’échelle du globe.

Tour à flux

Une tour à flux permet d’estimer les flux de CO2 à l’échelle de l’écosystème local grâce à la mesure des flux verticaux de CO2 le long de la tour, corrigés des paramètres météorologiques, eux aussi mesurés continûment.

Auteur(s)/Autrice(s) : Jonathan D. Müller (distributed via imaggeo.egu.eu) Licence : CC-BY-NC Source : Imaggeo

À l’heure actuelle, les incertitudes sur ces flux restent grandes et les entrées et les sorties considérées pour décrire le cycle global du carbone ne se compensent pas. Une estimation correcte de ces flux va dépendre de notre compréhension des processus contrôlant les entrées et sorties de carbone du sol. L’amélioration de leur estimation ainsi que la possibilité de prévoir leur évolution nécessite donc de comprendre et évaluer la nature et l’importance relative des mécanismes en jeu.

Processus de contrôle des flux de carbone du sol

L’entrée du carbone dans le sol résulte de la production primaire nette. Celle-ci correspond à la production primaire brute, ensemble du carbone organique produit à partir du CO2 lors de la photosynthèse, à laquelle on soustrait la respiration des plantes [6]. Le carbone organique entre majoritairement dans le sol par voie racinaire, incluant les racines mortes et la rhizodéposition, un phénomène de libération de carbone organique vers le sol au niveau des racines permettant une meilleure pénétration dans le sol et facilitant l’acquisition de nutriments. Les parties aériennes des végétaux contribuent également au flux entrant de carbone dans le sol de façon significatives (feuilles et bois mort). Enfin, les apports associés aux consommateurs (excréments et cadavres) sont faibles.

La matière organique arrive dans le sol sous des formes variées. Les apports issus des plantes se développant sur le sol vont être dominés par les tissus structuraux des plantes, constitués en majorité de cellulose et de lignine, ainsi que par des métabolites secondaires comme des sucres complexes ou des acides organiques, notamment au travers des exsudats racinaires. L’apport de compost et d’engrais organiques, de matières pyrogéniques (produits de la combustion incomplète des matières organiques), ou encore de plastiques peut affecter qualitativement et quantitativement la composition chimique des matières organiques entrantes. Enfin, certaines entrées de carbone organique sont d’origine géologique ; par exemple, lorsque le sol est formé sur des roches mères naturellement riches en matières organiques comme des schistes.

Ces entrées aux sols sont ensuite transformées et redistribuées au sein du profil de sol par l’action de la faune, des micro-organismes et de l’eau. Une action principalement mécanique résulte de l’activité de la macrofaune du sol qui va assurer la fragmentation de la litière et son mélange avec les autres composants du sol. La matière organique est alors redistribuée à l’échelle du profil de sol par la pédoturbation et le transport de l’eau. L’efficacité de cette redistribution décroît exponentiellement avec la profondeur et concerne principalement les cinquante premiers centimètres. La pédoturbation regroupe la bioturbation qui, au travers de l’activité des vers de terre, engendre le mélange de dizaines de tonnes de sol par hectare et par an, ainsi que des phénomènes physiques réservés à des sols spécifiques, tels que les alternances gel-dégel ou le gonflement puis retrait des argiles. Le lessivage par l’eau concerne les particules de petite taille, inférieures à 2 µm et la matière organique dissoute (< 0,45 µm). L’ingestion de la matière organique lors de la bioturbation assure une première modification chimique via la stimulation de l’activité microbienne du sol. Ce sont ensuite ces micro-organismes, champignons et bactéries, qui sont les principaux acteurs de la transformation chimique des matières organiques.

Cette biomasse microbienne a une abondance et une diversité importantes, de l’ordre de quelques centaines de grammes par mètre carré de sol pour un nombre d’espèces estimé à environ un million par gramme de sol. La majorité est néanmoins en dormance, l’essentiel de l’activité se déroulant au niveau de la rhizosphère, volume de sol à proximité des racines au niveau duquel l’exsudation racinaire et les conditions physico-chimiques associées à l’activité biologique sont favorables. La microfaune ainsi que la mésofaune du sol assurent principalement un rôle de régulation de cette activité. Des réactions de biotransformation cataboliques, catalysées par les enzymes des micro-organismes du sol, sont nécessaires à la dépolymérisation des composés organiques jusqu’à ce que les produits de ces réactions de dégradation soient suffisamment petits pour traverser les membranes cellulaires et participer au métabolisme des micro-organismes du sol. À l’inverse, des réactions anaboliques, de synthèse de nouvelles molécules organiques qui vont constituer les composants cellulaires des micro-organismes ou bien être excrétés vont aussi fournir des composés qui vont intégrer la matière organique du sol. La matière organique du sol constitue ainsi un continuum de matières organiques à différents stades de dégradation, depuis la matière organique particulaire, résidu identifiables de tissus végétaux et beaucoup plus rarement d’animaux, jusqu’aux monomères organiques, constituants élémentaires des organismes vivants. Pour un échantillon de terre fine (fraction de sol < 2 mm), même si les proportions sont variables, en moyenne, la majorité du carbone organique (environ 75 %) est constitué par des biopolymères simples et complexes, parmi lesquels la cellulose et la lignine d’origine végétale mais aussi de la matière organique d’origine microbienne, comme des peptidoglycanes. Les débris organiques particulaires constituent environ 20 % de la matière organique, les micro-organismes environ 2 %, la faune moins de 1 % et les racines les plus fines moins de 2 %.

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La vitesse de décomposition de ce continuum de matière organique du sol dépend majoritairement de la matrice minérale, de la qualité chimique de la matière organique et des conditions environnementales qui peuvent être plus ou moins propices à l’activité des micro-organismes. La matrice minérale (≈ 90 % massique du sol sec), et en particulier la fraction la plus fine (argile, < 2 µm) influence de deux façons la dynamique des matières organiques. Premièrement, l’adsorption de la matière organique sur les surfaces des particules minérales fines, qui présentent de grandes surfaces spécifiques (surface rapportée au volume des particules), peut rendre inaccessible aux micro-organismes des molécules qui, autrement, auraient été solubles dans la solution de sol. L’adsorption peut également donner aux molécules une conformation interdisant l’accès de la matière organique au site catalytique des enzymes empêchant ainsi leur dégradation. La coprécipitation de matière organique et de matière minérale, pourrait jouer le même rôle, au moins pour certains sols riches en composés amorphes ou peu cristallins (comme les allophanes, des silicates d’aluminium hydratés amorphes, ou encore des oxyhydroxydes de fer et d’aluminium). Deuxièmement, en s’agrégeant, les matières minérales et organiques définissent la structure du sol. Cette structure joue fortement sur la dégradation de la matière organique. En effet, si de la matière organique se trouve piégée dans un pore qui n’est pas connecté au reste de la porosité du sol, au moins à des échelles supérieures au micromètre, taille des plus petites bactéries, alors cette matière organique est soustraite, physiquement, à l’action des micro-organismes. Par ailleurs, la composition chimique de la matière organique joue sur sa vitesse de dégradation. Si la théorie de l’humification qui expliquait la stabilité de la matière organique par la création dans les sols de macromolécules inutilisables par les micro-organismes a été invalidée par des données fournies ces deux dernières décennies, la composition chimique des molécules joue sur leur vitesse de décomposition. Par exemple, la minéralisation des acides aminés ou des sucres simples est plus rapide que celle des biopolymères comme la cellulose ou la lignine. Cette différence aurait une importance sur des pas de temps de l’ordre de quelques décennies au maximum sauf en ce qui concerne les matières organiques générées par les feux, dites « pyrogéniques ». En effet, la structure de ces résidus de combustion incomplète pourrait expliquer leur temps de résidence élevé, parfois supérieur à plusieurs siècles. Enfin, les conditions environnementales influent fortement sur les vitesses de minéralisation. Des conditions chaudes et humides favorisent l’activité des micro-organismes accélérant par là-même la minéralisation de la matière organique. Inversement l’activité biologique est réduite dans les environnements acides et froids, expliquant la plus grande persistance de la matière organique dans les tourbières ou les pergélisols.

Les sorties de carbone organique du sol sont principalement reliées à sa minéralisation par les micro-organismes hétérotrophes (58,5 GtC · an-1) c’est-à-dire à la respiration qui amène à la transformation de matière organique en composés inorganiques, excrétés par les organismes, notamment le CO2 pour ce qui concerne le carbone. L’érosion et le lessivage peuvent également entraîner des sorties de carbone. L’érosion éolienne est un facteur majeur en milieu aride mais, dans les autres conditions climatiques, la majorité de l’érosion est d’origine hydrique et son intensité dépend du climat et de la topographie. L’usage des terres va aussi contrôler l’intensité de l’érosion. Par exemple, l’agriculture conventionnelle multiplie les taux d’érosion par 100 du fait de l’élimination de la végétation naturelle et de la réduction des taux de matière organique des horizons superficiels du sol, limitant sa stabilité mécanique. À ce ruissellement éliminant le carbone organique associé aux particules minérales fines érodées est associé un lessivage du carbone organique dissous. Ces deux processus exportent chacun environ 1 PgC · an-1.

La compréhension de la dynamique du carbone organique des sols (FIgure 5) va donc dépendre de notre capacité à connaître et quantifier l’ensemble de ces phénomènes en fonction des paramètres pédoclimatiques, de l’occupation et de la gestion des sols. En particulier, il s’agit de déterminer la quantité et la nature du carbone organique entrant, l’intensité des mécanismes de transformation et de redistribution à l’échelle du profil de sol et leur influence sur la qualité de la matière organique et sur l’importance relative des mécanismes de stabilisation, de minéralisation, d’érosion et de lessivage.

Processus et facteurs contrôlant les flux de carbone organique au sein du sol

Seuls les flux permettant de comprendre l'évolution du stock de carbone des sols sont représentés. D'autres flux existent entre les autres réservoirs mais ne sont pas représentés. Les valeurs de flux de carbone entre réservoirs sont données à titre indicatif mais peuvent varier selon les études. En particulier, le flux de carbone vers les océans est très mal contraint. Pour le réservoir « sols », la valeur de 1 300 PgC correspond à la quantité de carbone organique présente dans le premier mètre de sol, tandis que celle de 3 000 PgC représente la masse totale de carbone des sols. Les paramètres qui contrôlent les flux de carbone dans et entre les réservoirs sont notés en bleu foncé.
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Auteur(s)/Autrice(s) : Pascal Combemorel Licence : CC-BY-SA

Évolution passée et future du carbone des sols à l’époque de l’Anthropocène

D’un point de vue global, les modèles couplant données historiques d’occupation des terres et les évaluations actuelles du contenu en carbone organique des sols montrent que l’appropriation par les sociétés humaines de la biomasse produite par les écosystèmes a réduit substantiellement les entrées de carbone au sol et, par conséquent, les stocks de carbone organique du sol. Les estimations indiquent un flux sortant net de carbone depuis les sols dépassant 100 PgC sur les deux premiers mètres de sol au cours des 12 000 ans d’utilisation des terres pour l’agriculture, soit 0,008 PgC · an-1 (Figure 6). Le taux de perte de carbone des sols serait en plus en nette accélération depuis les 200 dernières années dépassant 0,3 PgC · an-1 [7]. Ces pertes sont variables régionalement et concernent principalement les écosystèmes récemment anthropisés. Les zones de grande culture présentent les pertes de carbone par unité de surface les plus grandes et les pâturages dans les zones arides ou semi-arides présentent les volumes de perte les plus importants du fait des vastes surfaces concernées.

Carte mondiale des flux de carbone dans les deux premiers mètres du sol estimés depuis 12 000 ans

Le rouge correspond à des pertes, le bleu à des gains, exprimés en MgC · ha-1. Le rouge en Europe et en Amérique du Nord est une perte de carbone du sol lié à la mise en place de grandes cultures, notamment céréalières. Dans les régions de savane, la conversion de sols pauvres en sols agricoles grâce au chaulage, à la fertilisation et à la sélection des semences amène à des gains, comme c’est le cas au centre du Brésil.

Auteur(s)/Autrice(s) : Sanderman et coll., 2017 Licence : Reproduction autorisée dans un contexte éducatif et non commercial (PNAS) Source : PNAS

L’occupation des sols est la principale variable expliquant les stocks de carbone organique observés. Les stocks moyens de carbone sont les plus importants dans les sols de tourbières, les sols forestiers, suivis des sols de prairie et des sols cultivés, en adéquation avec ce que l’on connaît des mécanismes de contrôle des flux de carbone du sol détaillés ci-dessus [8]. Les sols artificialisés sont très divers et leurs stocks de carbone sont très variables et mal connus. Il est à noter cependant que l’imperméabilisation résultant de la construction d’infrastructures est associée au décapage de la couche de surface du sol qui entraîne alors une perte nette de carbone organique pour les parcelles concernées.

L’évolution du contenu en carbone des sols non artificialisés dépend du type d’occupation historique. Si l’on passe vers un type d’occupation favorable au stockage du carbone organique comme l’afforestation (passage d’un sol cultivé vers sol forestier) ou la restauration des tourbières, des quantités importantes de carbone vont pouvoir être accumulées dans le sol au cours des décennies qui suivent. À l’inverse, après des temps longs d’occupation identique, le stock de carbone organique du sol atteint un état proche de l’équilibre entre entrées et sorties de carbone et le stockage ou déstockage de carbone organique devient faible.

Pour un type d’occupation du sol fixé, l’évolution des stocks de carbone organique va dépendre des pratiques de gestion du sol au travers de leur influence sur les processus de contrôle des flux de carbone du sol détaillés dans la section précédente. Certaines pratiques favorisent le retour au sol d’une partie de la production primaire [8]. Par exemple, en fonction des espèces végétales choisies pour occuper le sol, la biomasse racinaire va pouvoir être augmentée. Le remplacement d’une prairie de fauche par un pâturage va aussi augmenter la restitution de la production primaire vers le sol. Les amendements organiques, comme les composts, les lisiers ou les boues d’épuration, désignés du fait de leur variété sous le terme de produits résiduaires organiques, sont un autre moyen de restitution de carbone organique vers le sol. D’autres pratiques modifient les conditions bio-physico-chimiques du sol, avec des effets indirects sur le devenir des matières organiques du sol. Le chaulage des sols acides va favoriser les interactions entre minéraux et matière organique, protégeant cette dernière. Les cultures intermédiaires remplaçant le sol laissé nu entre deux cultures peuvent augmenter l’humidité ou diminuer la température du sol, modifiant ainsi notamment l’activité microbienne, la diffusion des éléments chimiques, les possibilités d’agrégation ou le taux d’érosion et affectant ainsi directement le stockage de carbone organique dans le sol. Le suivi expérimental des paramètres bio-physico-chimiques et du contenu en carbone des sols lors de la mise en place de ces pratiques permet de déterminer son effet sur les stocks de carbone ainsi que sur les processus en jeu. Les effets des changements d’occupation du sol et d’évolution des pratiques culturales, intégrés dans des modèles biogéochimiques, permettent alors d’évaluer des potentiels de stockage et de prédire l’évolution des stocks de carbone des sols en fonction de scénarios proposés (Figure 7).

Stockage actuel et potentiel de stockage du carbone dans les sols des grandes cultures et des prairies temporaires de France métropolitaine

A. Carte du stockage de carbone annuel absolu (kgC · ha-1 · an-1) sur l'horizon 0-30 cm des grandes cultures et prairies simulés sur 30 ans. B. Simulation du stockage additionnel absolu (kgC · ha-1 · an-1) sur l'horizon 0-30 cm avec un scénario d’insertion et d’allongement de cultures intermédiaires remplaçant les sols nus entre la récolte et le semis de la culture principale. On constate qu’un stockage significatif de carbone peut être engendré par un changement de pratiques culturales par rapport au scénario de maintien des pratiques actuelles, par exemple dans les régions agricoles de l’est de la France.

Ces figures sont issues de l'ouvrage Stocker du carbone dans les sols français. Quel potentiel au regard de l’objectif 4 pour 1 000 et à quel coût ?, Pellerin et coll., 2020, Éditions Quæ, Versailles, 232 p. Cet ouvrage est disponible gratuitement sur le site des Éditions Quæ et propose, en particulier, d'autres cartes de simulation du stockage de carbone additionnel qui pourrait être obtenu avec d'autres méthodes (semis direct, insertion de prairies temporaires…).

Auteur(s)/Autrice(s) : Pellerin et coll., 2020 Licence : CC-BY-NC-ND Source : Éditions Quæ

Une inconnue plus grande encore est l’effet du réchauffement climatique sur le devenir des stocks de carbone organique du sol. Le réchauffement et l’augmentation de la concentration de l’atmosphère en CO2 accroissent à la fois les flux entrants vers les sols, au travers de l’augmentation de la productivité primaire dans les zones peu limitées en eau, mais aussi les flux sortants, en augmentant l’efficacité de la minéralisation de la matière organique par les micro-organismes. La balance entre flux entrants et sortants, ainsi que son évolution dans les prochaines décennies, restent discutées [9] du fait des effets variés et contrastés de l’évolution des paramètres pédo-climatiques sur les processus contrôlant les flux de carbone organique du sol. Par exemple, le contenu en eau du sol, dont l’évolution est déjà difficile à prévoir via les modèles climatiques, augmente le taux de minéralisation jusqu’à une certaine valeur au-delà de laquelle le déficit d’oxygène limite la minéralisation.

Conclusion

Les sols sont un acteur majeur du cycle du carbone à l’Anthropocène, de part l’importance des stocks de carbone organique en jeu et la possibilité de modifier à l’échelle de quelques années l’intensité et le sens des flux de carbone. La compréhension des processus qui contrôlent ces flux et leur importance nous permet d’envisager de les modéliser. On peut alors reconstruire les stocks passés et donner des indications sur les futurs possibles en fonction de l’évolution de l’occupation des sols, des pratiques de gestion et du réchauffement climatique. Quelles que soient les prévisions, l’augmentation des stocks de carbone organique du sol passe très largement par une augmentation des entrées et n’est possible que sur une durée limitée. Ensuite, un nouvel état d’équilibre du stock de carbone est atteint et il ne se maintient que si des pratiques de gestion des sols favorables au stockage persistent. Ces pratiques impliquent par ailleurs des transformations agronomiques, forestières, économiques et sociales parfois profondes qui constituent une barrière à leur mise en place. Si le potentiel d’atténuation du réchauffement climatique par le stockage de carbone organique dans le sol des écosystèmes gérés pour compenser des émissions anthropiques de CO2 est très limité (5 à 10 % des émissions anthropiques actuelles pour les estimations les plus optimistes, soit entre 0,5 et 1 PgC · an-1), la bonne gestion des stocks de carbone organique des sols reste cruciale en vue de limiter les émissions de CO2 provenant du sol et de maintenir la qualité des sols, largement dépendante des propriétés conférées par la matière organique.

Références

[1] K. Zamanian, J. Zhou, et Y. Kuzyakov, « Soil Carbonates: The Unaccounted, Irrecoverable Carbon Source », Geoderma, vol. 384, p. 114817, 2021, doi: 10.1016/j.geoderma.2020.114817.

[2] M. Köchy, R. Hiederer, et A. Freibauer, « Global Distribution of Soil Organic Carbon – Part 1: Masses and Frequency Distributions of SOC Stocks for the Tropics, Permafrost Regions, Wetlands, and the World », SOIL, vol. 1, no 1, p. 351‑365, 2015, doi: 10.5194/soil-1-351-2015.

[3] P. Ciais et al., « Carbon and Other Biogeochemical Cycles », in Climate Change 2013 – The Physical Science Basis: Contribution of Working Group I to the Fifth Assessment Report of the Intergovernmental Panel on Climate Change, Cambridge University Press, Cambridge, United Kingdom and New York, N.Y., USA: Stocker, T. F., D. Qin, G.-K. Plattner, M. Tignor, S. K. Allen, J. Boschung, A. Nauels, Y. Xia, V. Bex and P. M. Midgley (eds.), 2014, p. 465‑570.

[4] R. A. Houghton, « Balancing the Global Carbon Budget », Annu. Rev. Earth Planet. Sci., vol. 35, nᵒ 1, p. 313‑347, 2007, doi: 10.1146/annurev.earth.35.031306.140057.

[5] A. D. Friend et al., « FLUXNET and Modelling the Global Carbon Cycle », Global Change Biol, vol. 13, nᵒ 3, p. 610‑633, 2007, doi: 10.1111/j.1365-2486.2006.01223.x.

[6] I. Basile-Doelsch, J. Balesdent, and S. Pellerin, “Reviews and Syntheses: The Mechanisms Underlying Carbon Storage in Soil,” Biogeosciences, vol. 17, pp. 5223–5242, 2020, doi: 10.5194/bg-17-5223-2020.

[7] J. Sanderman, T. Hengl, et G. J. Fiske, « Soil Carbon Debt of 12,000 Years of Human Land Use », Proceedings of the National Academy of Sciences, vol. 114, no 36, p. 9575‑9580, 2017, doi: 10.1073/pnas.1706103114.

[8] S. Pellerin et al. « Stocker du carbone dans les sols français, Quel potentiel au regard de l’objectif 4 pour 1000 et à quel coût ? », INRA, France, Rapport scientifique de l’étude, 2020.

[9] N. van Gestel et al., « Predicting Soil Carbon Loss with Warming », Nature, vol. 554, nᵒ 7693, p. E4‑E5, 2018, doi: 10.1038/nature25745.