Charles Nicolle (1866-1936), directeur de l’Institut Pasteur de Tunis, prix Nobel de physiologie ou médecine en 1928, est célèbre dans l’histoire de la médecine pour sa démonstration de la transmission du typhus exanthématique par le pou en 1909 et la découverte du virus filtrant de la grippe en 1918, et plus généralement pour l’ensemble de ses travaux sur les agents et modes de transmission des maladies infectieuses. L’ouvrage Destin des maladies infectieuses constitue la version, publiée en 1933, d’un cours du Collège de France, qui reprend et complète l’ouvrage Naissance, vie et mort des maladies infectieuses, de 1930. Il comprend également une partie sur la diphtérie rédigée par Robert Debré. Un autre ouvrage, Biologie de l’invention, en 1932, explore les relations entre l’inventivité, la capacité de découverte, et les populations qui en seraient plus aisément porteuses. Nicolle fait un éloge du mélange des races supposé favorable à l’éclosion du génie par le déséquilibre, la nouveauté qu’il apporte. Le style de Charles Nicolle est extrêmement littéraire, à la fois éloquent et nuancé, plein de toutes sortes de précautions. Nicolle s’inscrit dans cette tradition bien française de médecins littérateurs, il est l’auteur d’une œuvre littéraire, faite de contes et romans. Son style autant que sa vision sont prophétiques. Les maladies infectieuses, insiste Charles Nicolle en bon pastorien, naissent, vivent et meurent sur les trois échelles de l’individu, de la collectivité et de l’histoire.

 

    « Le titre que j’ai donné à ces conférences, Destin des maladies infectieuses, demande d’être précisé. Toute maladie infectieuse peut présenter trois modes d’existence : individuelle, collective, historique. Individuelle, elle a son début, son cours et sa terminaison chez l’individu qui en souffre : homme, animal, plante. Collective, elle frappe un groupe d’êtres, vivant au contact les uns des autres dans des conditions analogues : ou bien, douée d’un pouvoir contagieux extrême, elle passe d’un groupe à l’autre, pouvant atteindre toute une région, faire même, comme la grippe, en quelques mois le tour du globe. L’épidémie a son commencement, son évolution, sa fin. L’existence historique de la maladie est sa vie à travers les âges. On est en droit de lui supposer, comme à tout ce qui vit, une origine (naissance) et une fin (mort). C’est cette existence historique, ce destin qui fera exactement l’objet de nos entretiens. Les maladies infectieuses que nous observons ont-elles toujours existé ? En est-il, parmi elles, qui soient apparues au cours de l’histoire ? Peut-on supposer qu’il en paraîtra de nouvelles ? Peut-on supposer que certaines de ces maladies disparaîtront ? En est-il déjà disparu ? Enfin, que deviendront l’humanité et les bêtes domestiques si, du fait des contacts de plus en plus fréquents entre les hommes, le nombre des maladies infectieuses continue d’augmenter ? » [1].

    — Charles Nicolle, Destin des maladies infectieuses, 1933

    Inutile d’insister sur le caractère prophétique de ces questions. Pasteur avait parfaitement aperçu la possibilité de la création de virulences nouvelles par passage de l’animal à l’homme. Dans le texte qui suit, nous souhaitons présenter et commenter les formulations particulièrement pertinentes de Charles Nicolle.

    Considérations générales sur les agents pathogènes

    Quelle idée correcte se faire d’une maladie infectieuse ? « Confondant l’effet et la cause, maladie et agent pathogène, nous donnons à celle-là les caractères de celui-ci. Nous nous faisons de la maladie une image vivante. Ce n’est pas une erreur. La maladie infectieuse porte les caractères de la vie. Elle les doit, à la fois, à sa cause animée et à la réaction des cellules de nos organes qui, elles aussi, sont des êtres vivants. Ce n’est donc pas par un simple artifice de langage que nous pouvons parler de la vie d’une maladie infectieuse, de sa naissance et de sa mort, c’est-à-dire de son destin et, par conséquent, reconnaître à cette maladie les qualités qui caractérisent l’existence. La vie se caractérise par la continuité » [2]. Le propos, si je puis dire philosophique, de Charles Nicolle est donc de décrire les maladies infectieuses, tant dans leurs agents que dans les relations de ces agents à leurs hôtes, comme des cycles de vie. Ces agents souvent mortels sont eux-mêmes pris dans des cycles de vie. « La maladie infectieuse, phénomène biologique, porte les caractères de ces phénomènes. Elle tend, à la fois, à se perpétuer et pour assurer cette perpétuité, à se modifier suivant les circonstances. Une maladie infectieuse change, évolue sans cesse » [3]. Ces changements peuvent échapper au biologiste : « on peut même avancer, écrit Nicolle, qu’entre le début et la fin de nos observations et de nos expériences, il y a changement » [4]. Par exemple, la virulence est une « propriété variable et fragile ». « Le phénomène se modifie entre nos mains » [5].

    À ce point, nous pouvons rappeler que ce qui avait frappé les médecins vitalistes1 à la fin du dix-huitième et au début du dix-neuvième siècles, et qui avait légitimé leurs opinions vitalistes, était l’instabilité des phénomènes pathologiques. Pour Charles Nicolle, cette instabilité peut en principe, ou pourrait un jour réellement se traduire en termes scientifiques, si l’on pouvait trouver le substrat ou les formules de cette variabilité. Il est notable que pour Nicolle, si « les actes de la vie se résolvent en faits d’ordre physico-chimique », il ajoute cependant que « le moindre phénomène vivant constitue un ensemble si complexe qu’aucun progrès ne saurait être réalisé si l’on en abordait l‘étude avec un esprit seulement mécaniste » [6]. L’insistance sur la maladie infectieuse comme phénomène vital amène Charles Nicolle à des affirmations sans doute justifiées au niveau d’observation et d’analyse qui est le sien mais qui restent colorées d’un certain « vitalisme », proche de celui de Pasteur en réalité. Variable et fragile, la virulence doit être considérée sous l’aspect particulier qu’elle revêt, avec ses caractères biologiques, « comme s’il s’agissait d’une combinaison indécomposable et d’un ordre particulier auquel nous pourrions donner le nom de vital, à condition de ne lui attacher qu’un sens utilitaire et provisoire » [7]. Charles Nicolle épouse donc une sorte de vitalisme provisoire ou méthodologique qui repose sur l’observation d’une grande variabilité des agents des maladies infectieuses.

    La conséquence de ce que l’on peut appeler un « vitalisme méthodologique », au sens qui se trouve exprimé dans le sous-titre du chapitre : « Il faut, dans notre étude, se méfier même de la raison, de la logique ». Cela rappelle la phrase de Claude Bernard : « Jamais, dans les sciences expérimentales, la logique seule ne suffit ». La position de Charles Nicolle, qui vaut d’être rapportée littéralement, est celle de Claude Bernard. « Quels que soient les problèmes auxquels notre esprit s’attaque, l’arme la plus sûre que nous possédions pour les forcer est le raisonnement, la logique ». Mais il ajoute un peu plus loin des développements qui corrigent ce qui vient d’être dit.

      La logique, basée sur l’observation, permet de se rendre compte d’un problème, d’en faire le tour, de le délimiter, de chercher ses rapports, ses analogies avec des questions déjà résolues. Le fait nouveau acquis, la logique le clarifie, le complète, marque sa place. Par la comparaison (…), elle permet des acquisitions parallèles. Grâce au raisonnement, nous pouvons grouper des faits isolés, estimer les lacunes, nous donner des aperçus d’ensemble, préparer par conséquent d’autres conquêtes. Pour les réaliser, ne comptons pas sur lui. La raison va terre à terre. S’il s’agit d’un bon en avant, d’une véritable découverte dans le domaine que nous explorons ici, c’est l’imagination, l’intuition qui nous le donneront. Il faudrait, pour qu’il en soit autrement, que la vie fût logique. Nous savons qu’elle ne l’est pas… La vie ne connaît pas la raison. Elle ne cherche que les possibilités de se transmettre. Elle en essaye autant qu’elle en rencontre. Nous avons dit qu’elle allait le plus souvent à des échecs. Nous n’en pouvons rien connaître. Nous ne voyons que les réussites. C’est pourquoi la nature nous paraît intelligente .[...] La vie procède par essai et erreur, sa manière de faire est « imbécile ».

      — Charles Nicolle, Destin des maladies infectieuses, 1933 [8, 9]

      Autre difficulté opposée par les phénomènes vitaux à une approche rationnelle : la spécificité n’est pas stricte, les espèces microbiennes, les maladies ne sont pas nettement définies, la tendance à l’individualité est la règle. « Le génie des fièvres exanthématiques témoigne d’une tendance extrême vers la multiplicité des types. » [10]. La « non-spécificité des espèces » est un caractère des microbes sur lequel Nicolle insiste. À cela s’ajoute le fait qu’il n’y a pas de parallélisme entre espèce microbienne et espèce de maladie cliniquement définie. Il n’y a pas d’équation « pneumocoque = pneumonie ». Il n’y a pas plus d’équation « fièvre typhoïde = bacille d’Eberth ». Biologie et clinique ne sont pas dans une correspondance exacte. La biologie elle-même, les milieux de culture, les propriétés immunologiques ne donnent pas toujours des résultats univoques. D’autres phénomènes doivent être pris en compte. En effet, « ce n’est pas seulement par leur existence chez des agents pathogènes différents que les antigènes se montrent incapables de nous servir pour la distinction entre les espèces microbiennes, c’est encore, dans certains cas, et à l’inverse, par une trop grande finesse de la réaction. Trop exactement spécifique, cette réaction se rapporte exclusivement à l’individu microbien et distingue, dans un groupe unifié par une même action pathogène, disons dans la même soi-disant espèce, autant de types différents qu’il se rencontre d’exemplaires étudiés. Je me suis aperçu de ce fait dans mes études sur les fièvres récurrentes transmises par les tiques… La spécificité, chez les spirochètes récurrents, est une spécificité individuelle. Il n’y a pas d’espèce chez ces êtres, mais seulement des individus que nous réunissons en groupes en raison de la similitude des propriétés pathogènes » [11]. Un agent pathogène, est-il dit plus loin, est une « mosaïque de pouvoirs » [12]. Le terme de mosaïque indique à la fois le nombre de constituants et une certaine instabilité de la formule. Ce qui est clairement indiqué ici est la mutabilité des agents pathogènes. Maintenant, se demande Nicolle, la pathogénicité ou la virulence définie comme capacité d’un agent pathogène de vivre dans un organisme supérieur et d’y secréter des poisons (définition d’Émile Roux), est-elle liée à un élément particulier de la mosaïque ? Est-elle liée à un support matériel ? Il y a, dit Charles Nicolle, de bonne raisons de le penser. Mais il ne peut aller plus loin.

      Circonstances et opportunisme des maladies infectieuses

      Les considérations générales sur les agents pathogènes sont une introduction à l’étude des maladies infectieuses chez l’individu. Charles Nicolle décrit en particulier les modes de transmission des maladies par des vecteurs, sujet sur lequel il a beaucoup travaillé. Ces modes sont souvent « illogiques » - par exemple, la transmission, non seulement du typhus, mais aussi de la fièvre récurrente à spirochètes par le pou. L’inoculation a lieu par le fait que l’individu porteur du pou se gratte, grattage qui ne correspond du côté du pathogène à aucune nécessité physiologique. Le microbe profite de toutes les circonstances. Il est opportuniste. Illogisme et opportunisme sont donc les caractéristiques livrées par l’étude des modes de transmission et des vecteurs.

      Les vecteurs souffrent-ils des maladies qu’ils transmettent ? La réponse à cette question est que toutes les possibilités sont réalisées. « Les invertébrés transmetteurs de virus, pathogènes pour les animaux supérieurs et pour l’homme, se comportent de façon très différente, suivant les cas, vis-à-vis de ces virus. Tantôt, ils y sont indifférents ; tantôt, ils en subissent l’atteinte sans en souffrir ; tantôt, enfin, ils en souffrent et ils en meurent » [13]. On sent, derrière ces lignes, beaucoup de choses. Dans cette grande vision qui enchaîne microbes, vecteurs, et hôtes, leurs cycles de vie et de mort greffés les uns sur les autres, se trouve sous-jacente une conception écologique, à la fois pastorienne et darwinienne, qui est essentielle à l’étude des maladies infectieuses.

      Charles Nicolle aborde ensuite la maladie épidémique. Là encore, les distinctions ne sont pas tranchées, les circonstances, l’opportunisme sont la règle. On distingue les maladies endémiques, où le malade prend la maladie à la source, au réservoir infectieux localisé, et les maladies épidémiques, qui ont la propriété de s’étendre par passage de malade à malade. Mais cette distinction n’a rien d’absolu. La maladie endémique peut s’étendre, la maladie épidémique peut prendre des formes endémiques, par exemple pour des raisons écologiques, de milieu. Les définitions sont provisoires et les faits nous forcent à reconnaître que les barrières instaurées par notre langage ou nos concepts tout simplement n’existent pas, qu’elles sont franchissables. Les mots, écrits Charles Nicolle dans Biologie de l’invention, « sont des étiquettes mal taillées » [14]. Plutôt que de lui imposer des concepts ou des critères toujours plus ou moins arbitraires, il convient de suivre la vie des organismes dans leurs mouvements propres qui ne manquent jamais de transgresser nos barrières conceptuelles. De telles remarques sont proches de la philosophie d’Henri Bergson.

      Charles Nicolle propose une description des conditions de déclenchement d’une maladie épidémique qui est admirable à la fois sur les plans littéraire et scientifique. « Dans les conditions d’observation actuelle des épidémies, l’espèce sensible paraît être aussi celle qui conserve le virus. » Cela n’est pourtant pas nécessaire, une espèce pouvant conserver le virus déclenchant une épidémie chez une autre. « C’est donc par passages incessants d’un sujet atteint à un sujet neuf que la maladie s’entretient. Lorsque les contacts se multiplient, lorsque des souffrances collectives (guerres, disettes, misère) font disparaître les résistances naturelles ou acquises, lorsqu’un certain nombre d’années, écoulées depuis la dernière épidémie, ont amené la perte de l’immunité consécutive à la première atteinte, la contagion, au lieu de ne trouver devant elle que de rares individus sensibles, en rencontre subitement un grand nombre. Elle peut alors frapper la plupart des membres d’une agglomération humaine ou animale, dévaster une région » [15]. De telles pages – fréquentes, chez l’auteur – montrent que le talent littéraire n’est pas exclusif de l’éminence scientifique. L’expression littéraire, particulièrement soignée chez les médecins à l’époque, est au contraire un véhicule extraordinaire pour la pensée scientifique que l’on ne devrait pas négliger.

      Les maladies inapparentes

      Dans la description de la manière dont les épidémies peuvent renaître, Charles Nicolle fait jouer un grand rôle aux cas inapparents. Il est en effet le découvreur des maladies inapparentes sur l’exemple du typhus chez le cobaye, le rat et la souris, et l’inventeur du concept d’infections inapparentes. Il les définit de cette manière : « la maladie inapparente est celle qui ne se traduit par aucun symptôme, apparent pour le médecin » [16]. « Une maladie inapparente est une maladie réelle, d’ordinaire aiguë, qui a son incubation, son évolution caractérisée par le pouvoir infectant du sang ou de tout autre organe, sa guérison, et qui laisse, à sa suite, une immunité plus ou moins durable » [17]. Une maladie inapparente n’est pas une maladie latente, subaiguë, ou chronique. En outre, une maladie inapparente peut récidiver. Aux yeux de Charles Nicolle, les infections inapparentes jouent un rôle capital dans la conservation des maladies épidémiques entre les poussées.

      Les maladies inapparentes sont l’occasion d’intéressants développements épistémologiques, présentés par Charles Nicolle dans sa Biologie de l’invention. Nicolle veut analyser « le rôle réciproque des circonstances et de l’intuition » dans l’acquisition d’un fait scientifique nouveau. Après avoir mentionné brièvement le cas de Louis Pasteur et de ses solutions de tartrate, il raconte l’histoire de sa découverte du typhus comme maladie inapparente.

        Nous venions de constater la sensibilité du cobaye au typhus exanthématique. L’agent du typhus n’étant point cultivable, nous en étions réduits jusque là, pour continuer nos recherches, à attendre le retour saisonnier des épidémies tunisiennes qui nous permettait de retrouver le virus sur l’homme et de le conserver quelques semaines par passages sur le singe, seul animal reconnu sensible. La sensibilité du cobaye, animal usuel, fournissait un moyen commode pour garder indéfiniment le virus par passage dans l’espèce. Le typhus expérimental du cobaye est une maladie bien minime. Elle se résume en une courbe fébrile. Sans thermomètre, il ne serait pas possible de la reconnaître ; car l’animal ne paraît pas en souffrir, et il n’y a pas d’autre symptôme. Or, il nous arrivait, parfois, de constater que, parmi nos cobayes de passage, inoculés d’un même virus, il s’en trouvait qui ne faisaient pas de fièvre. Les premières fois que nous constatâmes le fait, nous crûmes à un accident d’inoculation ou bien à une résistance, particulière à l’animal inoculé. Ce sont les deux hypothèses par lesquelles tout bactériologiste de l’époque aurait expliqué le phénomène. Celui-ci se reproduisant, il nous parut que nos explications étaient trop banales et que la raison du fait devrait être autre, particulière. Nous avions présent dans l’esprit le tableau des sensibilités au typhus des diverses races et espèces, observées ou infectées par nous. Au sommet de l’échelle, l’européen adulte, immigré dans les régions où le typhus est endémique et, pour lequel, la maladie est des plus graves, souvent mortelle. Au dessous de lui, l’autochtone adulte sérieusement atteint, mais, sauf complications, échappant d’ordinaire à la mort ; puis l’enfant indigène pour qui le typhus n’est, sauf exception, qu’une maladie bénigne. Au dessous de notre espèce, le chimpanzé, moins sensible encore que l’enfant ; les petits singes peu sensibles ; enfin, le cobaye dont l’infection se réduit à une courbe thermométrique. Ne pouvait-il pas se rencontrer, au dessous de cette maladie à peine reconnaissable, un degré encore moins marqué de sensibilité où, la fièvre manquant, le seul moyen de reconnaître le typhus serait le résultat positif de l’inoculation du sang à un animal clairement sensible. Il en était bien ainsi ; l’expérience nous le montra. Et d’autres expériences ne tardèrent point à nous enseigner que le typhus inapparent, comme nous l’avons appelé, exceptionnel chez le cobaye, est la seule forme du typhus dans d’autres espèces… Nous avons étendu plus tard, puis d’autres après nous, la notion des infections inapparentes à un certain nombre de maladies microbiennes. La liste s’en allonge tous les jours.

        — Charles Nicolle, Destin des maladies infectieuses, 1933 [18]

        Il s’agit ici, dans la découverte de la maladie inapparente, d’un des exemples, dit Charles Nicolle, « dans lesquels l’invention se présente comme la suite, le développement d’un fait apporté par les circonstances ». Circonstances à proprement parler, et non pas exactement hasard. Le fait nouveau est que le cobaye expérimental, le cobaye de passage utilisé pour conserver le virus, peut ne pas faire de fièvre alors qu’il en fait assez généralement. Le fait est une chose, l’interprétation une autre. En l’occurrence, nous devons remarquer que l’interprétation repose sur l’usage d’un raisonnement par continuité et d’une sorte de passage à la limite.

        Le déclenchement des épidémies

        Les maladies inapparentes sont un réservoir pour les épidémies. Le problème du déclenchement des épidémies prend des formes multiples. Endémique, la peste bubonique chez l’homme peut se transformer en épidémie (la peste pulmonaire). Comment s’effectue le passage ? « Il est probable que certaines conditions rendent le bacille pesteux particulièrement virulent et qu’ayant frappé le poumon d’un homme il puisse ainsi, par l’expectoration, passer d’un sujet à un autre, puis à de nombreux sujets, tout comme le font les virus de la grippe ou de la rougeole » [19]. Charles Nicolle répète que cela est affaire de circonstances, « que les circonstances sont en nombre indéfini, perpétuellement changeantes, journalières, et que la création d’une épidémie et sa destinée constituent, en raison de l’absence d’un plan préconçu et de discipline, des événements à la fois terribles, exceptionnels, et sans avenir » [20]. Sans avenir ? Voilà une question.

        La naissance des maladies infectieuses

        Charles Nicolle consacre le plus gros de son ouvrage à la naissance des maladies infectieuses. « Ces maladies ont-elles toujours existé, qu’existât ou non l’espèce qu’elles frappent aujourd’hui ? En est-il apparu qui fussent inconnues jusqu’à un moment donné de l’histoire ? Peut-il apparaître des maladies infectieuses nouvelles ? Les maladies infectieuses peuvent-elles disparaître ? De telles questions sont bien difficiles à résoudre » commente Charles Nicolle [21]. Pour tenter de les résoudre, il y a deux méthodes : la méthode historique, recherche et critique de documents ; l’expérimentation qui vise à réaliser, sinon des maladies nouvelles, du moins des « manières nouvelles des maladies », et qui aboutit à l’hypothèse que la nature, autrefois, a pu procéder comme l’expérimentateur, aujourd’hui.

        La méthode historique est d’un faible secours. « Les maladies n’ont laissé de traces que dans de bien rares archives du passé et ces traces sont presque toujours vagues, sinon fautives » [22]. Depuis lors, les historiens des maladies se sont attachés à remplir les lacunes soulignées par Charles Nicolle. Mais dans les périodes plus récentes, il est des témoignages précis et irréfutables. « L’Amérique nous a donné la syphilis, nous lui avons apporté la variole. De l‘Afrique, la fièvre jaune lui est venue, comme une punition de la traite, avec les noirs. Que de maladies notre civilisation a introduites dans des populations incultes » [23]. Des maladies sont introduites dans ces populations ou reçues d’elles. L’introduction de la syphilis en Europe par les soldats de Cortès qui l’ont contractée au Mexique est particulièrement bien documentée. « C’était une maladie nouvelle pour l’Europe ; c’était une maladie ancienne pour l’Amérique, et nous manquons de toute donnée sur son Antiquité dans le nouveau continent » [24]. Maladie nouvelle pour l’Europe, la syphilis a été très bien décrite à la Renaissance, puis a été fragmentée en plusieurs entité nosologiques, avant que son unité dans la diversité de ses manifestations soit établie. La méthode historique permet jusqu’à un certain point de reconstituer l’histoire des maladies. Que peut la méthode expérimentale ? Celle-ci, énumère Charles Nicolle, peut permettre de modifier la virulence des microbes pathogènes, d’étendre leur champ d’action, d’innover en matière de pathologie. L’homme peut-il créer expérimentalement des virulences nouvelles ? La méthode expérimentale peut éclairer l’origine des maladies de plusieurs manières. Par l’inoculation du microbe à des animaux qui ne sont normalement pas atteints ou pas atteints d’une manière épidémique, on crée une pathologie expérimentale qui reproduit des maladies chez les animaux de laboratoire. Autre procédé, l’adaptation des agents pathogènes à des vecteurs, des invertébrés, qui ne les véhiculent normalement pas a été utilisée par Charles Nicolle dans le cas des fièvres à tiques pour mieux comprendre l’expansion d’une maladie infectieuse par adaptation de l’agent pathogène à de nouveaux vecteurs, vecteurs qui accompagnent l’expansion humaine. L’expérimentation permettrait de même d’éclairer l’apparition d’une sensibilité nouvelle à un agent infectieux chez un organisme initialement réfractaire, ou la restitution d’une virulence exaltée chez un agent pathogène qui l’a perdue, et cela par des passages successifs dans des animaux comme les souris. Ces passages sont bien connus depuis les travaux de Pasteur. Les conclusions de ces travaux de laboratoire sont les suivantes : l’apparition d’une maladie infectieuse nouvelle est un fait exceptionnel ; nul savant ne peut se vanter d’avoir créé de toutes pièces une maladie infectieuse et nul sans doute, n’en créera jamais [25].

        Comment donc, si le problème échappe en partie à l’expérimentateur, peut-on imaginer que sont nées les maladies infectieuses ? L’adaptation, phénomène lent, à de nouveaux hôtes, par l’effet de circonstances particulières, est un mécanisme qui s’accorde bien avec la philosophie de Charles Nicolle, résumée par ces termes : inoculation, répétition, circonstances. Cette philosophie est nourrie de l’expérience du microbiologiste, qui observe l’adaptation lente à un autre organisme, mais qui prend également en compte les mutations avec leur double caractère d’adaptations brusques et de phénomènes héréditaires irréversibles. Ces conceptions restent cependant de l’ordre de l’hypothèse, l’expérimentateur n’atteignant que des variations de virulence. Le cas de la mutation est intéressant par les difficultés d’observation qu’il révèle : « plus encore que l’adaptation lente, une virulence se révélant d’un seul coup échapperait à notre investigation, aussi bien dans les faits d’observation présente que dans les archives du passé. La maladie nouvelle se révèlerait plus vite ; nous ne pourrions cependant la reconnaître dès les premiers cas. Or c’est le premier cas seul qui, dans toute hypothèse, aurait valeur démonstrative » [26]. Nicolle en conclut que la tentative d’éclairer par des faits de mutation l’apparition de maladies nouvelles est sans espoir. En revanche, la recherche de faits de mutation chez les agents pathogènes a une grande signification. Charles Nicolle s’attache donc au recueil des faits de mutation attestés dans des maladies infectieuses existantes, la vaccine, le virus de la rage utilisé pour la vaccination, qui a perdu son efficacité depuis Pasteur en diminuant de virulence et par là de pouvoir vaccinal. La transformation par mutation de micro-organismes saprophytes en pathogènes est possible et peut avoir joué un rôle dans l’apparition de maladies infectieuses nouvelles. « La démonstration directe de cette hypothèse nous échappe ; elle nous échappera sans doute toujours », pour Nicolle [27]. À ses yeux, l’adaptation progressive d’un organisme à un autre, fréquemment observée, a joué très probablement un rôle dans l’apparition de maladies infectieuses nouvelles. Les conclusions que l’on peut tirer de ces analyses sont les suivantes. En premier lieu, il y aura des maladies infectieuses nouvelles. « C’est un fait fatal. Un autre fait, aussi fatal, est que nous ne saurons jamais les dépister dès leur origine. Lorsque nous aurons notion de ces maladies, elles seront déjà toutes formées, adultes pourrait-on dire… Il y aura donc des maladies infectieuses nouvelles et nous n’en saurons pas plus sur la naissance de ces maladies que sur l’origine première de celles dont nous souffrons aujourd’hui et dont certaines sont plus vieilles que l’histoire » [28]. En second lieu, il est possible de créer des épidémies pour s’attaquer à des espèces nuisibles. Mais ce procédé a des limites, l’immunité acquise, la perte de virulence, qui empêche d’atteindre la totale éradication. Autre possibilité ouverte par les progrès de la microbiologie, la guerre microbienne, sujet abordé avec franchise et lucidité par Charles Nicolle, qui tend à en minimiser la portée, car l’arme se retournerait contre ceux qui l’emploieraient. « Gardons nous toutefois de conclure que la guerre microbienne est impossible et que, dans le secret de certains laboratoires, malgré les protestations publiées, elle n’est pas partout préparée. Toutes les ressources de la microbiologie n’ont pas été employées » [29].

        La mort des maladies infectieuses

        Sur la mort des maladies infectieuses, Charles Nicolle a des commentaires incisifs. Que nous apportent les documents historiques ? « Pour les raisons déjà exposées, incompétence des premiers observateurs, imprécision des termes employés, date toute récente de l’acquisition des connaissances les plus indispensables à l’étude du problème, il nous faut convenir que nul document historique ne nous permet d’affirmer qu’une maladie infectieuse, humaine ou animale, ait jamais disparu. Tout ce que les observations, pratiquées depuis que la médecine est une science, nous montrent de moins obscur, c’est que les maladies infectieuses se modifient avec le temps, qu’elles évoluent » [30]. S’il peut y avoir disparition de maladies infectieuses, c’est par l’effort humain, un effort multiforme. « Ce résultat, non atteint jusqu’à ce jour, n’est pas formellement impossible » [31]. L’organisation sociale joue en la matière un rôle crucial. Ce sont « des raisons purement humaines », note Nicolle, qui empêchent et empêcheront peut-être toujours l’homme de supprimer certaines maladies infectieuses. Par ailleurs, la disparition spontanée de maladies infectieuses par mutations de pathogènes est impensable. La mutation devrait toucher simultanément d’innombrables agents. Il est plus probable que par atténuations progressives les maladies infectieuses passeront par des formes inapparentes. La véritable disparition d’une maladie infectieuse est celle provoquée par l’immunité acquise par les populations frappées d’une manière répétée au cours de générations et d’infections successives, qui aboutissent à une résistance héréditaire.

        Conclusion

        Quels scénarios Nicolle propose-t-il en conclusion pour l’avenir des maladies infectieuses ? Au cas où la civilisation humaine se développerait, l’augmentation des échanges ferait croître le nombre de maladies infectieuses présentes en chaque point du globe. En même temps, l’homme saurait mieux s’en défendre. Au cas où la civilisation humaine régresserait, voire disparaîtrait, les maladies infectieuses n’augmenteraient pas en nombre mais feraient plus de ravages. « La maladie infectieuse est un phénomène comme les autres. Elle porte les caractères de la vie qui cherche à se perpétuer, qui évolue et tend à l’équilibre. Il ne sera pas changé en apparence, pas du tout au point de vue global, dans les maladies infectieuses quelles que soient les circonstances à venir et les efforts des hommes. Nous devons faire confiance à ceux qui nous suivront. Pacifiques et meilleurs, ils sauront de mieux en mieux se défendre, protéger leurs pareils et les animaux utiles à leur vie contre la tourbe dantesque, mais inintelligente, indisciplinée des maladies infectieuses » [32]. Le microbiologiste qui a poursuivi et amplifié l'œuvre de Louis Pasteur en créant, selon Germaine Lot, « une philosophie biologique basée sur l’évolution des espèces microbiennes » [33], philosophie aux termes de laquelle rien, dans le monde vivant, ne reste identique à lui-même.

        Références

        1. Charles Nicolle, Destin des maladies infectieuses, Librairie Félix Alcan, Paris, 1933, p. 19-20.
        2. Ibid., p. 33.
        3. Ibid., p. 32.
        4. Ibid., p. 33.
        5. Ibid., p. 34.
        6. Ibid., p. 33.
        7. Ibid., p. 33.
        8. Ibid., p. 36-37.
        9. Ibid., p. 38.
        10. Ibid., p. 43.
        11. Ibid., p. 80-81.
        12. Ibid., p. 86.
        13. Ibid., p. 128.
        14. Charles Nicolle, Biologie de l’invention, Librairie Félix Alcan, Paris, 1934, p. 3.
        15. Charles Nicolle, Destin des maladies infectieuses, Librairie Félix Alcan, Paris, 1933, p. 132.
        16. Ibid., p. 119.
        17. Ibid., p. 118.
        18. Charles Nicolle, Biologie de l’invention, Librairie Félix Alcan, Paris, 1934, p. 31-33.
        19. Charles Nicolle, Destin des maladies infectieuses, Librairie Félix Alcan, Paris, 1933, p. 144.
        20. Ibid., p. 145.
        21. Ibid., p. 146.
        22. Ibid., p. 148.
        23. Ibid., p. 153.
        24. Ibid., p. 156.
        25. Ibid., p. 174.
        26. Ibid., p. 185.
        27. Ibid., p. 190.
        28. Ibid., p. 226-227.
        29. Ibid., p. 237.
        30. Ibid., p. 242.
        31. Ibid., p. 261.
        32. Ibid., p. 301.
        33. Germaine Lot, Charles Nicolle et la biologie conquérante, Editions Seghers, Paris, 1961, p. 64.