Qu’est-ce qu’une émotion ?

S’il y a bien un terme employé au quotidien, mais pour lequel on serait bien en peine de donner une définition claire, il s’agit des émotions. Près d’une centaine de définitions du terme « émotion » ont été proposées par la littérature scientifique, et il n’y a toujours pas de consensus autour d’une seule définition ou d’un seul concept. Les différentes théories des émotions s’accordent cependant pour considérer qu’une émotion est une réponse intense mais de courte durée à un évènement, qui se traduit par des changements spécifiques. Ces changements peuvent être comportementaux (quand on a peur, on part en courant), physiologiques (quand on a peur, la fréquence cardiaque augmente), et se traduisent par une composante subjective (quand on a peur, on « se sent effrayé »).

Représentation des émotions selon les axes valence et intensité
Auteur(s)/Autrice(s) : Lucille Bellegarde Licence : CC-BY-NC

Les émotions peuvent aussi être représentées selon deux axes :

  • la valence : elle représente la valeur de l’émotion, c’est-à-dire si elle est positive ou négative ;
  • l’intensité : faible ou élevée, elle représente le degré d’activation physiologique induit par l’émotion.

Les animaux ressentent-ils des émotions ?

Cette question a été au cœur de nombreux débats ces quarante dernières années. Mais la capacité des animaux à ressentir des émotions est maintenant largement acceptée à la fois dans la communauté scientifique et par les décideurs. Dans l’Union Européenne, le traité de Lisbonne a été amendé en 2008 pour inclure une définition des animaux comme « êtres sensibles ». En France, c’est depuis février 2015 que les animaux sont considérés comme des « êtres vivants doués de sensibilité ». Ces changements législatifs ont été portés par l’avancée considérable de la recherche en éthologie (l’étude du comportement animal) dans le domaine des émotions animales. Chez l’homme, la composante subjective d’une émotion peut être mesurée par l’auto-évaluation. Le langage permet de reporter « comment je me sens ». Chez les animaux, cette dimension subjective, comment se « sent » l’individu, ne peut qu’être estimée indirectement, en mesurant les changements physiologiques et comportementaux induits par les émotions.

Ce sont les émotions négatives, liées à la peur ou à la douleur qui ont été étudiées les premières, car il est plus simple d’induire expérimentalement une émotion négative qu’une émotion positive. Les résultats de telles études permettent de mieux connaître les situations induisant des émotions négatives et d’identifier des indicateurs utiles pour le bien-être animal. L’importance des émotions positives est cependant au cœur de plus en plus d’études et a été soulignée à de nombreuses reprises depuis une dizaine d’années (1).

Mesurer les émotions grâce aux changements physiologiques

Pour établir quels indicateurs physiologiques ou comportementaux sont liés à un état émotionnel donné, on place les animaux dans des situations dont on considère qu’elles vont induire une certaine émotion. Par exemple, des brebis ont été équipées d’un cardiofréquencemètre et d’un appareil de mesure de l’activité corticale par spectroscopie proche infrarouge fonctionnelle (functional near-infrared imaging spectroscopy ou fNIRS en anglais) et leur comportement a été observé au cours de leur exposition à différents types de stimuli :

  • physiques : différents types de pression plus ou moins agréables ont été appliqués ;
  • sociaux : isolement social, brossage par une personne familière ;
  • alimentaires : présentation d’un aliment plus ou moins appétant.

Les données collectées au cours de ces différentes études (2-4) ont permis d’établir que les brebis réagissaient différemment aux stimuli négatifs et positifs, ce qui est un argument important pour l’existence d’émotions chez les animaux. Les mesures physiologiques ne sont pas toujours faciles à mettre en place, mais elles ont été corrélées à des comportements, et notamment aux postures d’oreilles (5, 6), ce qui permet d’évaluer de manière non-invasive l’état émotionnel d’un animal dans une situation donnée. Des études similaires ont été menées chez d’autres espèces domestiques, notamment la chèvre (7), le porc (8) et la vache (9, 10), et d’autres indicateurs comportementaux tels que le blanc de l’œil visible ou les postures de la queue ont également été identifiés comme de potentiels indicateurs de l’état émotionnel d’un animal.

Exemples de variation des postures d’oreille chez la chèvre

(a) Durant la présentation d’un aliment très appétant (b) Durant la présentation d’un objet nouveau (c) Durant une interaction positive avec un humain (grooming) (d) Durant une manipulation vétérinaire.

Auteur(s)/Autrice(s) : Lucille Bellegarde Licence : CC-BY-NC

Mesurer les émotions grâce aux biais cognitifs

Les indicateurs comportementaux et physiologiques décrits ci-dessus sont très utiles, mais sont souvent plus indiqués pour détecter l’intensité d’une émotion (forte ou faible) que sa valence (positive ou négative). Par exemple, la fréquence cardiaque augmente lorsque l’animal a peur, mais également lors de l’anticipation de la distribution d’un aliment. Du point de vue du bien-être animal, c’est la valence qui est la mesure clé. En effet, pour améliorer le bien-être de nos animaux d’élevage, il est essentiel de réduire les émotions négatives et d’induire le maximum d’émotions positives.

Une nouvelle approche, basée sur des travaux de psychologie humaine, a été développée depuis le début des années 2000, et est particulièrement indiquée pour l’évaluation de la valence des états émotionnels. Cette méthode se fonde sur les biais cognitifs qui sont observés et étudiés depuis longtemps chez l’homme. La fonction cognitive regroupe tous les processus de traitement de l’information par le cerveau et inclut l’attention, l’apprentissage, la mémoire, la prise de décision, les choix, etc. Tous ces processus cognitifs affectent et sont affectés par la valence de l’état émotionnel d’un individu, ce qui est à l’origine de différents biais cognitifs. Le biais d’attention par exemple, est illustré par les patients anxieux qui deviennent plus attentifs à des stimuli menaçants. Le biais de jugement est lui mis en évidence chez des sujets dans un état émotionnel négatif (diagnostiqués comme dépressifs ou dans un état induit expérimentalement), qui vont avoir un jugement pessimiste d’un stimulus ambigu, et le considérer comme négatif, alors que des sujets dans un état émotionnel positif jugeront ce même stimulus comme étant positif. C’est la question classique du verre à moitié vide ou à moitié plein !

L’existence de biais cognitifs chez les animaux a été démontrée pour la première fois chez le rat, dans un paradigme expérimental basé sur le biais de jugement, et qui a été ensuite appliqué à de nombreuses espèces (11). La première étape de ce paradigme consiste à apprendre aux animaux à associer un indice avec une conséquence positive, et un second indice avec une conséquence négative. Par exemple, les rats doivent apprendre à presser un levier pour recevoir une récompense (nourriture) lorsqu’un certain son est joué, et à ne pas presser le levier pour éviter une punition (bruit blanc diffusé dans des haut-parleurs, très désagréable pour les rats) lorsqu’un second son est joué. Lorsque l’apprentissage est terminé, un état émotionnel, négatif ou positif, est induit expérimentalement. Pour ce faire, on peut manipuler les conditions de vie des animaux pour les rendre négatives en les plaçant dans un espace restreint, avec des évènements négatifs imprévisibles (12-14), ou en utilisant une procédure d’élevage comme l’écornage (destruction des bourgeons de cornes chez les jeunes bovins ou caprins, pour éviter la croissance celles-ci) (15). Pour induire un état émotionnel positif on peut par exemple recourir à l’injection d’anxiolytiques (16). Suite à cette manipulation de l’état émotionnel, les animaux sont finalement testés, en leur présentant des indices ambigus (intermédiaires aux indices positif et négatif) en plus des indices positif et négatif. Dans l’exemple des rats, il s’agissait d’un son de fréquence intermédiaire. Les rats du groupe exposé à sept semaines de conditions de vie stressantes présentaient un biais de jugement négatif, et ont jugé les indices ambigus comme négatifs en s’abstenant de presser le levier plus souvent que les rats du groupe témoin. Ce jugement pessimiste des animaux indique que le stress chronique lié aux conditions de vie a bien induit un état émotionnel négatif, qui a pu être détecté par le biais de jugement.

Représentation schématique des phases d’apprentissage et de test du biais de jugement utilisant des indices sonores, visuels, spatiaux ou olfactifs

S+ : stimulus associé à une conséquence positive ; S- : stimulus associé à une conséquence négative.

Auteur(s)/Autrice(s) : S. Roelofs, H. Boleij, R. E. Nordquist, F. J. van der Staay, traduit et adapté par Lucille Bellegarde Licence : CC-BY Source : PeerJ

Quelques limites

Cette méthode du biais de jugement a été validée chez de nombreuses espèces (oiseaux, mammifères, poissons, mais aussi chez les fourmis et les bourdons !). Le biais de jugement a notamment permis d’évaluer l’impact de certaines pratiques d’élevage sur l’état émotionnel des animaux. Par exemple, il a été montré que la séparation des jeunes avec leur mère induit un biais de jugement négatif chez les veaux (18). C’est un outil très utile pour accéder à la dimension subjective des animaux, mais cette méthode a aussi ses désavantages. La phase d’apprentissage préliminaire introduit un biais, puisque les animaux qui n’atteignent pas le critère d’apprentissage sont le plus souvent exclus de la suite de l’étude. Cette phase d’apprentissage est le plus souvent assez longue (plusieurs jours ou semaines), ce qui représente aussi une limite pratique à l’utilisation des tests de biais de jugement pour évaluer le bien-être animal, car elle peut difficilement être intégrée à des protocoles d’évaluations du bien-être dans les exploitations agricoles.

Il est donc essentiel de continuer à développer des méthodes basées sur le biais cognitif, mais ne nécessitant pas d’apprentissage de la part des animaux. Une équipe australienne a ainsi récemment développé un test basé sur le biais d’attention chez la brebis, qui évalue la vigilance des animaux envers un stimulus menaçant (un chien), sans qu’aucun apprentissage ne soit nécessaire (19).

Références

1. A. Boissy et al., Physiology & Behavior 92, 375 (2007).
2. S. Vögeli, J. Lutz, M. Wolf, B. Wechsler, L. Gygax, Behavioural Brain Research 267, 144 (2014).
3. N. Reefmann, F. B. Kaszas, B. Wechsler, L. Gygax, Physiology & Behavior 98, 235 (2009).
4. N. Reefmann, B. Wechsler, L. Gygax, Animal Behaviour 78, 651 (2009).
5. N. Reefmann, F. Buetikofer Kàszas, B. Wechsler, L. Gygax, Applied Animal Behaviour Science 118, 199 (2009).
6. S. Vögeli, B. Wechsler, L. Gygax. Animal Welfare 23(3), 267-274. 1-8-2014.
7. E. F. Briefer, F. Tettamanti, A. G. McElligott, Animal Behaviour 99, 131 (2015).
8. I. Reimert, J. E. Bolhuis, B. Kemp, T. B. Rodenburg, Physiology & Behavior 109, 42 (2013).
9. H. S. Proctor, G. Carder, Physiology & Behavior 147, 1 (2015).
10. H. S. Proctor, G. Carder, Applied Animal Behaviour Science 161, 20 (2014).
11. E. J. Harding, E. S. Paul, M. Mendl, Nature 427, 312 (2004).
12. T. H. Barker, G. S. Howarth, A. L. Whittaker, Applied Animal Behaviour Science 177, 70 (2016).
13. O. H. P. Burman, R. M. A. Parker, E. S. Paul, M. T. Mendl, Physiology & Behavior 98, 345 (2009).
14. R. E. Doyle et al., Physiology & Behavior 102, 503 (2011).
15. H. W. Neave, R. R. Daros, J. H. C. Costa, M. A. G. von Keyserlingk, D. M. Weary, PLoS ONE 8, e80556 (2013).
16. E. Verbeek, D. Ferguson, P. Quinquet de Monjour, C. Lee, Applied Animal Behaviour Science 154, 39 (2014).
17. S. Roelofs, H. Boleij, R. E. Nordquist, F. J. van der Staay, Frontiers in Behavioral Neuroscience 10, 119 (2016).
18. R. R. Daros, J. H. C. Costa, M. A. G. von Keyserlingk, M. J. Hötzel, D. M. Weary, PLoS ONE 9, e98429 (2014)
19. C. Lee, E. Verbeek, R. Doyle, M. Bateson, Biol Lett 12, (2016).